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colore une physionomie lugubre et ironique. D’autant plus que l’on pouvait entendre le bourreau et ses aides frapper du marteau contre les bois de la potence qu’on dressait là, dans la cour d’arrière, sous les yeux presque des condamnés !

Sans exagérer l’on aurait pu appeler fête macabre cette réjouissance qu’on préparait. Et qu’eût-il manqué pour compléter la réalité ? Le bourreau et ses aides !

Eh bien ! un farceur y avait songé. Lorsque le geôlier vint à l’heure du midi pour la distribution des vivres, ce farceur lui avait demandé s’il aurait la courtoisie d’inviter à la fête le bourreau et ses aides.

Ce farceur s’appelait : Charles Hindelang !

Et Charles Hindelang voulait rire jusqu’à la dernière seconde de son existence !

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Quatorze février 1839… trois heures et quelques minutes !

Les visiteurs attendus venaient de pénétrer dans le corridor d’où leurs regards découvraient la salle enguirlandée.

Quelle fut leur impression ? Il serait difficile de la dépeindre avec justesse.

Mme de Lorimier avait de son premier regard cherché avidement celui à qui elle venait dire un dernier adieu. Elle le vit s’avancer rapidement avec un sourire douloureux à ses lèvres blêmes. Elle courut à lui et se pendit à son cou en pleurant.

Le chevalier l’entraîna à sa cellule où tous les deux pourraient mieux se dire les grandes choses qui emplissaient leurs âmes brisées.

Au bout d’un quart d’heure le chevalier sortit de sa cellule avec sa femme, et tous deux vinrent s’entretenir dans le corridor avec les parents et amis de Mme de Lorimier.

C’est alors qu’un des prisonniers se présenta pour inviter les visiteurs au petit banquet qui n’attendait plus que ses convives.

Les visiteurs déclinèrent poliment. Mais sur les instances du chevalier tous acceptèrent d’aller boire un verre de vin. Mme de Lorimier pria son mari de prendre à la table la place qui lui était réservée. Il ne voulut pas et s’excusa auprès de ses compagnons de geôle. Ceux-ci comprirent que le chevalier préférait avec raison à ce banquet le festin d’amour si enivrant et si consolant que lui apportait la compagne de sa vie.

Tous les prisonniers, hormis deux qui faisaient le service, étaient autour de la table. Hindelang occupait une extrémité. L’autre demeurait vacante : c’était la place du chevalier.

Le vin fut passé.

Un silence grave et solennel planait.

Derrière la grille du corridor on pouvait apercevoir les figures curieuses et stupéfaites de cinq ou six personnages anglais qui avaient obtenu la faveur d’assister, à l’écart, à cette scène touchante et terrible à la fois.

Le chevalier éleva son verre et prononça d’une voix tremblante d’émotion :

— Amis, compagnons d’infortune, vous ma sainte femme, vous tous parents chers à mon cœur, et toi, ô mon Canada, et vous tous mes compatriotes aimés, je bois à votre bonheur futur et je bois à ma patrie outragée et blessée ! Je demande à Dieu que la race, qui m’a empli les veines de ce grand sang français qu’on versera demain, grandisse, prospère ! qu’elle devienne puissante et règne un jour sur la terre qui lui a donné naissance ! Que notre souvenir, quand nous nous serons éteints, demeure toujours un flambeau au cœur de cette race ! Pour elle nous avons tout donné : femme, enfants, foyer cher, fortune, jusqu’à notre dernier souffle de vie, et nous n’avons pas compté ! Et nous mourons contents de l’œuvre accomplie : à la race française du Canada nous avons ouvert la voie glorieuse de la liberté, qu’elle poursuive cette voie jusqu’à l’ultime sommet !

Il se tut, et le silence parut plus solennel.

Il sourit à sa femme, puis il leva son verre à ses lèvres pour inviter les autres à boire.

Mais pas un verre ne fut vidé, dans le vin rouge ne trempèrent seulement que des lèvres pâles. Car toutes les gorges se serraient ! Car toutes les mains frissonnaient ! Car tous les yeux laissaient rouler de leurs paupières abaissées des larmes lourdes et brûlantes.

Et alors d’une poitrine trop oppressée une plainte funèbre s’échappa. Tous les prisonniers et tous les assistants tressaillirent. Puis un verre tomba sur le parquet pour se casser en miettes. La main qui