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— Ne sommes-nous pas des rebelles aux yeux de la loi anglaise ?

— On ne vous fusille donc pas ?

— Ce serait nous faire trop d’honneur : non, l’on nous met simplement la corde au cou !

— Comme à de vilains malfaiteurs ?

— Tout juste.

— Et c’est ce qu’on appelle « la civilisation » ?

— Oh ! sourit M. Rochon avec ironie, c’est une manière de parler !

— Eh bien ! monsieur, nous aurons bientôt nous aussi notre manière de parler, nous parlerons à la française, ou mieux à la canadienne ! Venez, monsieur Rochon.

Le canadien se contenta de sourire, et il suivit le jeune français dans le navire.


III

UN MESSAGER INATTENDU.


Au point du jour suivant l’American-Gentleman jetait ses ancres dans les eaux tranquilles et claires d’une sorte d’anse qui, du côté sud, était dominée par une haute et longue pointe de terre avançant dans le lac en presqu’île. On avait arrêté le vaisseau à quarante toises environ de la plage. L’endroit était sûr pour effectuer le déchargement. Les environs à cinq ou six lieues étaient inhabités, les alentours sauvages et épaissement boisés, et du large le navire pouvait demeurer inaperçu, hormis, toutefois, par le côté nord-ouest qui formait l’entrée de l’anse. Selon les connaissances des lieux d’un fameux contrebandier canadien, Noël Charron, pas un autre endroit du rivage n’eût offert plus de protection.

Après les ancres jetés, l’équipage s’occupa au carguement des voiles, Hindelang et M. Rochon surveillant la manœuvre.

Le grand vent de la veille était tombé et dans les bois voisins du lac on ne percevait que les frissons d’une brise du Nord-est. Le ciel bas et gris de nuages donnait à ce demi-jour un aspect de mélancolie. Et la température radoucie pouvait faire prévoir, avec cette brise du nord-est, une tombée de neige prochaine.

Hindelang promena ses regards encore lourds de sommeil insuffisant sur la plage proche et sur des bois épais, sombres, lugubrement silencieux, qui semblaient s’étendre à l’infini à l’est et au nord. Vers le sud il voyait encore longeant le lac d’autres bois, mais dont la cime se perdait dans les brouillards. À l’ouest le lac étendait sa nappe doucement, agitée, légèrement moutonneuse, et, baignée de brume blanche, il paraissait se confondre avec les nuages et l’infini.

Hindelang attira M. Rochon à tribord et, lui montrant le pays environnant, dit avec un sourire pâle :

— Ce ciel écrasé, ces bois obscurs, ce silence qui plane partout me causent une étrange impression. J’avais hâte que le jour me fit voir des choses gaies et riantes, je ne trouve que de la tristesse et de la désolation.

— Vous arrivez en notre pays en sa saison de deuil : ici l’hiver est précoce et rude, tout se terre, hommes et bêtes. Mais vienne la saison des grands soleils, des brises d’été, des ciels resplendissants, et vous verrez que le pays n’est plus le même. Sans avoir vu la France, je peux vous parier que vous trouverez sous nos climats des beautés qui ne le cèdent en rien à celles des autres pays. Et même en la saison d’hiver, vous pourrez voir et goûter parmi nos populations des joies exquises, admirer des paysages superbes, admirables dans leur simplicité, purs de tout contact humain, sans articles et tels que les a voulus le Maître créateur.

— Votre admiration perce tellement avec votre sincérité, monsieur, que je vous crois, répondit Hindelang. La vision que vous me faites vivre en peu de mots m’égaye déjà et chasse les voiles de tristesse qui enveloppaient ma pensée. Mais dites-moi, nous ne sommes pourtant pas encore en terre canadienne ?

— Non, pas tout à fait. Nous sommes ici, si je ne fais erreur de calcul, à quatre ou cinq lieues de la frontière. Nous avons cru prudent de ne pas nous en approcher davantage, à cause de postes de douaniers échelonnés et à cause surtout de patrouilles d’agents britanniques qui, depuis nos troubles politiques, parcourent, les abords de la frontière. Aussi, pour arriver à notre destination, nous faudra-t-il nous frayer un passage sous ces bois et parcourir quelques lieues de plus.

— Qu’importe ! eussions-nous vingt lieues, s’écria Hindelang en retrouvant son enthousiasme, que nous arriverons au but !

— J’aime constater votre beau courage, mon ami, dit le canadien ému, et vous en aurez besoin. Notez que la marche à accomplir sera rude et déprimante. Nous nous rendrons chez nos gens pour les prévenir de notre arrivée, puis nous reviendrons avec des charrettes destinées au transport en lieu sûr de notre cargaison.