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LA GUERRE ET L’AMOUR

long soupir. À d’autres moments, on voyait encore de ces petites flammes grimper au long des fûts brasillants ; elles avaient l’apparence de ces feux follets qu’on voit voltiger dans les cimetières, autour des pierres tombales. D’autres fois, elles éclataient de lueurs si vives qu’on pensait voir s’allumer des feux de Bengales. D’autres flammes, encore, plus légères, plus transparentes, traçaient des dessins très curieux, tels des papillons dont les ailes étincelaient comme des émeraudes ou des rubis. Il y avait là une animation extraordinaire dans un mélange de joie et d’amertume, car de temps en temps il s’élevait comme un rire clair et joyeux de jeune femme heureuse, ou c’était un long gémissement comme un râle d’agonie. Une fumée blanche et rose planait de toutes parts, sur toute l’étendue du pays. Et à travers ce voile diaphane on voyait des troncs d’arbres, que le feu rongeait dans leurs racines, pencher, pencher lentement par petites secousses vives ; puis on entendait des déchirements de racines, et le tronc s’écrasait avec un bruit mat. Un autre suivait, puis un autre encore… Et chaque fois qu’un de ces troncs s’abattait, une gerbe d’étincelles montait très haut, s’élargissait en forme d’éventail, oscillait un instant et tombait comme une pluie d’étoiles en pétillant.

Eh bien ! là, dans les ardeurs atroces de ce foyer, une femme vivait. On la regardait d’yeux fous. Car elle semblait se promener dans ce feu comme en un jardin de fraîcheur. Elle n’allait pas loin : quelques pas d’un côté et quelques pas de l’autre. Le plus souvent elle gardait sa tête penchée vers le sol, et l’on eût pensé qu’elle cherchait quelque chose. Souvent aussi, elle s’arrêtait, levait la tête vers le ciel et demeurait un moment en contemplation, avec ses longs cheveux noirs dénoués et s’allongeant jusqu’à ses reins comme une mante de soie. Quelquefois elle s’agenouillait, penchait le front et paraissait prier.

Olivier et Carrington étaient arrivés à l’un de ces moments. D’un geste prompt, Olivier prit des mains de Carrington la lorgnette qu’il lui présentait et la porta à ses yeux. À peine avait-il braqué la lorgnette sur le brasier et la femme qu’on y voyait qu’il poussait un cri sourd, jetait la lorgnette et comme un fou qui s’échappe s’élançait vers le brasier en criant de toute la force de ses poumons :

— Louise !… Louise !… Louise !…

Carrington courut après lui pour le retenir, croyant qu’il allait se jeter dans le feu.

Mais Olivier n’alla pas loin, car bientôt il enfonça à mi-jambes dans une sorte de lave bouillante comme un plomb fondu. Et ses cheveux et sa barbe, aux ardeurs de cette fournaise, se mirent à grésiller, tandis qu’une odeur de linge brûlé montait à ses narines. Il sentit un feu violent qui s’attaquait à lui pour le lui dévorer. Il comprit que ses vêtements allaient s’enflammer. Une terreur le fit tourner sur lui-même, et en quelques bonds terribles se tira de cette lave et de ce feu. Puis, hors d’haleine, étouffant, il se jeta sur le sol, s’y roula un moment avec des hoquets.

Carrington était accouru pour lui venir en aide. Mais déjà Olivier s’apaisait, reposé par la fraîcheur de la terre, ne sentant presque plus les brûlures du foyer. Il se remit debout, navré, désespéré, regardant cet enfer qu’il ne pouvait approcher et qui retenait prisonnière celle qu’il aimait et qui lui était promise.

Carrington l’entraîna vers le monticule et lui dit :

— Il est inutile, monsieur, de tenter le sauvetage de cette malheureuse ; vous n’auriez pas fait dix pas dans ce brasier, que vous seriez devenu une torche vivante. Aussi, je me demande comment il peut être possible à cette femme de vivre au sein d’un tel enfer.

— Ah ! monsieur, cria Olivier en pleurant, ne voyez-vous point qu’il y a là un miracle ?

— C’est-à-dire, reprit Carrington, que c’est Dieu qui la préserve ainsi de la mort ? Eh bien ! que loué soit Dieu, car une fois que ce brasier sera éteint, elle pourra sortir de là.

Puis il se mit à faire une description des lieux, qu’il connaissait bien. Avant que le feu eût dévoré ces bois et là même où l’on voyait la jeune fille, s’étendait une vaste clairière mouillée par un bel étang, un lac, à bien dire. Dans cette clairière le capitaine Dumont avait bâti son habitation et ses étables. À présent, ainsi que Carrington le constatait, les constructions avaient disparu, consumées par le feu. Tout avait été brûlé, il n’y restait que le lac asséché. On pouvait croire aussi que le capitaine, sa femme et l’engagé, Guillaume, avaient péri dans ce feu, puisqu’on ne voyait plus que Louise. Ainsi, ajoutait Carrington, là où se trouvait la jeune fille, dans l’ancienne clairière, il n’y avait pas de feu à proprement parler. Et si Louise souffrait, ce n’était pas par les flammes ou les braises, mais par la terrible chaleur que devait exhaler cette fournaise. Il expliquait encore que, si l’on ne pouvait supporter l’ardeur du brasier à cent pas et quand on ne le sentait que d’un côté, il fallait bien admettre qu’il y avait miracle, en considérant Louise enfermée dans un cercle de feu, dont le centre se trouvait à cent cinquante pas environ de la circonférence. On pouvait avec raison s’étonner qu’elle vécût encore, et l’on s’étonnait da-