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LA GUERRE ET L’AMOUR

issue hormis ce vallon par où l’on était venu se buter à ce coteau, et ce vallon ne pouvait que les ramener dans la zone du danger. On consulta Louise. Celle-ci, qui comprenait la situation désespérée dans laquelle on était, voulut cependant redonner un peu d’espoir à ses pauvres parents, dont elle n’avait pas de peine à deviner la terrible angoisse, sinon l’épouvante. Elle dit qu’il fallait revenir sur leurs pas, regagner l’habitation et à tout risque, tenter de trouver leur salut par le chemin de sortie. Là, du moins, on savait où l’on irait, et l’on n’aurait qu’un mille de chemin à franchir une affaire de trois quart d’heure, du pas lent qu’on allait. On suivit le conseil de la jeune fille, on reprit le chemin de la maison. Que pouvait-on faire de plus ou de mieux ?…

Cependant le vent tournait en tempête. L’espace, les bois, les champs s’emplissaient de bruits si divers et si tumultueux, si pressés et si successifs, que c’en était un fracas continu. Maintenant, on se rapprochait encore du foyer de l’incendie, là, vers le sud, où il avait beaucoup plus d’ampleur, de violence et de rage que du côté du vallon. On semblait approcher d’une fournaise ardente qui soufflait du feu au visage avec une fumée étouffante. Les chevaux commençaient à s’exciter, renâclant, mordant leurs mors, dansant donnant des coups de collier comme pour briser les attelles, casser les traits, se libérer et prendre la fuite. Le capitaine pouvait difficilement les contenir. On atteignit enfin la clairière, dans laquelle plongeait un véritable ouragan. Pour s’entendre parler, il fallait crier. La fumée s’y amassait au point qu’on avait peine à voir le chemin.

On ne perdit pas de temps. Le capitaine dirigea l’attelage vers le chemin de sortie, pressant les deux bêtes de la voix et du geste. Là, dans ce chemin étroit, de dix pieds de largeur seulement, bordé de chaque côté d’une haute futaie se dressant sur des sous-bois touffus et où le vent ne pénétrait pas, hormis quelques légers souffles qu’il y échappait en passant à la cime des arbres, la fumée s’accumulait, se concentrait jusqu’à former un rideau qui, à dix pas, dérobait les choses à la vue. En outre, la chaleur, dont les vagues moins vives, plus lentes, devenait insupportable.

N’importe ! l’espoir d’un salut proche allégeait les esprits tourmentés. Vingt minutes de marche, au pas accéléré que prenaient peu à peu les chevaux aux commandements de leur conducteur, et l’on serait hors de cette fournaise et en toute sécurité.

Un destin implacable s’acharnait-il à ces pauvres gens ?… On venait à peine de s’engager dans ce chemin qu’un long et affreux craquement se produisit à quelques pas seulement de l’attelage. Puis, l’on vit à travers le rideau de fumée un pin énorme s’abattre en travers du chemin, déraciné et couché par la force du vent. Ce tronc énorme, garni de ses longs rameaux, barrait le chemin à une hauteur de cinq ou six pieds. On était pris, plus d’espoir à garder. Que faire, sinon rebrousser chemin une fois encore ? Et où irait-on ? Une forte branche d’un tremble voisin, que le pin en tombant, avait cassée, et qui était restée un moment suspendue à une branche plus basse du même tremble, fut emportée dans une rafale de vent et vint s’abattre sur la croupe des chevaux. Ceux-ci, déjà excités, tourmentés par la peur, se cabrèrent de frayeur et reculèrent d’un mouvement brusque. Une roue de la charrette heurta un tronc d’arbre renversé tout au bord du chemin. Et comme les deux chevaux s’excitaient encore à ce choc, ils donnèrent un autre coup de collier à reculons. La roue de la charrette grimpa sur le tronc peu élevé. Puis, les chevaux, que le capitaine ne pouvait plus maîtriser, tentèrent de tourner brusquement vers la droite et, ainsi, rebrousser chemin vers la ferme. Mais la charrette, avec sa roue gauche juchée sur le tronc d’arbre, perdit, dans ce brusque mouvement à droite, l’équilibre, emportée d’ailleurs par la charge, et se renversa dans le chemin. Ce fut alors le désastre. Les chevaux brisèrent leurs traits et s’élancèrent follement vers la clairière, et le mulet suivait, ayant lui aussi cassé sa corde. Les trois bêtes disparurent.

Il serait bien difficile de peindre avec exactitude la scène qui suivit. Une chose est certaine ; dans le fracas de la tourmente c’était l’horreur qui régnait là, l’horreur à son paroxysme, peut-être.

Louise, sans doute ayant prévu l’accident, avait sauté de la charge où elle était montée, lorsque la roue gauche de la charrette avait heurté le tronc d’arbre. Elle ne savait que faire. Elle se tenait un peu à l’écart, figée, voulant parler, donner un conseil, mais ne trouvant rien et, peut-être, incapable dans le vacarme des éléments de se faire entendre. D’ailleurs, tout ce qui suivit ne dura que quelques secondes. Les choses lui apparurent comme dans un rêve. Elle vit la charge culbuter, les chevaux se libérer et s’enfuir. Puis, le capitaine qui se relevait après avoir roulé sur le chemin avec la charge, et, enfin, dame Dumont, tombée dans le sens opposé à son mari, à gauche, mais ne se relevant pas. Instinctivement le capitaine et Louise coururent à la pauvre femme, et virent à son front une large tache de sang qui coulait encore dans d’herbe roussie et le sable. En tombant, son front avait heurté une souche au bord du che-