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LA GUERRE ET L’AMOUR

Sans plus s’inquiéter, il referma la porte et alla reprendre son siège, sans songer d’attirer l’attention des deux femmes sur cette fumée étrange.

Louise et sa mère continuaient à s’entretenir doucement. De temps à autre la jeune fille échappait un petit rire clair et gai. La mère souriait, contente, heureuse. Oui, on était si bien, si heureux, après tout ! Combien il y en avait de malheureux qui auraient souhaité être à leur place ? Par exemple, ces pauvres gens qu’on avait dépouillés de leurs biens et déportés en France. Combien de misérables encore, qui n’avaient pas tout ce qu’il faut pour se nourrir et se vêtir ! Combien se voyaient cloués sur des lits de souffrance où les retenaient de longues maladies, souvent incurables, finissant leur existence dans une lente agonie !

Oui, on pouvait être heureux là, dans cette forêt qui leur faisait un rempart inébranlable contre le souffle des tempêtes et des ouragans ; on pouvait être satisfait de son sort et en remercier le ciel.

Mais tout à coup un étrange sifflement traversa l’espace ; puis ce fut un rugissement formidable, suivi peu après d’un éclatement de mitraille.

— Dieu ! qu’est-ce cela ? exclama la mère devenue subitement pâle.

Sans mot dire, le capitaine courut ouvrir la porte pour regarder dehors. Louise, aussi pale que sa mère, l’observait. La minute qui suivit parut angoissante. Avec la porte ouverte, on entendait plus clairement, plus nettement les bruits de l’extérieur. Puis une épaisse fumée survenait, glissant presque à ras de terre, accompagnée comme d’un roulement de tonnerre.

— Mais c’est le feu ! c’est le feu ! cria la mère en courant, à la porte que tenait ouverte le capitaine.

Louise s’était approchée d’une fenêtre. À cet instant, la fumée, plus épaisse, plus noire, montait, dans la clairière vers le ciel, formant au-dessus des arbres un nuage qui s’allongeait, empoigné par le vent, et fuyait en un tourbillon. La clairière devenait obscure, le soleil ne se voyait plus. Puis, un autre nuage de fumée noire succédait au premier, puis un autre encore, et ce n’était plus qu’un terrible tourbillon qui hurlait en se tordant. Et le tourbillon, passant sur la cime les arbres, les frôlant, y laissait des lambeaux de fumée ; mais les cimes frénétiquement agitées les chassaient bien vite, et le vent, les rapaillant, les emportait. De ces lambeaux de fumée que retenait de temps en temps la cime des arbres, tombait une cendre brunâtre, une suie acre qui formait dans la clairière un brouillard, l’obscurcissant davantage.

Une stupéfaction intraduisible s’était peinte sur les visages. Et comme le brouillard de fumée s’engouffrait par gros paquets dans la maison, le capitaine repoussa vivement la porte.

— Mon Dieu ! fit Louise quittant la fenêtre, que pensez-vous de cela, papa ?

La face soucieuse et tirant de sa pipe éteinte d’éphémères bouffées, le capitaine répondit, branlant la tête :

— C’est clair… le feu est dans les bois, quelque part du côté du sud.

— Mais qui aurait bien pu mettre le fou ? demanda la mère, tremblante et toujours très pâle.

— Je me le demande aussi, ma femme. Mais une chose est assez certaine, nous ne sommes plus beaucoup en sûreté ici. Je vais aller voir ce qui se passe, et savoir à quoi nous en tenir au juste.

Il mit un bonnet de laine, prit son bâton, et d’un pas raidi, le dos rond, il sortit et s’engagea dans le chemin menant hors des bois. La fumée envahissait de plus en plus les sous-bois et rendait la visibilité moins nette de moment en moment. Le capitaine parcourut une distance d’environ un demi-mille, puis s’arrêta pour prêter l’oreille et examiner les choses autour de lui. Le grondement de l’incendie devenait plus net, plus distinct. Comme le chemin suivait une direction sud et ouest, le capitaine avait pensé qu’il s’éloignait du foyer de l’incendie. Mais là, il sentit une chaleur lui souffler au visage. Puis, le grondement entendu dans le sud lui parut venue maintenant de l’ouest. Il s’en étonna. Une anxiété le prit. Est-ce que le feu était partout ? À ce moment, un tourbillon de fumée passa, avec un sifflement prolongé, au-dessus du chemin, et le capitaine crut distinguer des lueurs de flamme accompagner le tourbillon. Une chaleur plus forte, survenant par vagues rapides et successives, lui fouetta la figure. Il eut peur. Et, tournant sur ses talons, oubliant ses rhumatismes, il se mit à courir du côté de sa demeure. Une idée lui était venue : courir à la maison, emballer les effets et décamper au plus vite.

Il s’arrêta un moment pour reprendre haleine. Tous les éléments avaient paru s’apaiser, et là où il se trouvait il n’y avait plus qu’une mince fumée.

— Il est possible que le feu ne vienne pas jusqu’à nous, se dit-il, pour échapper à son angoisse.

Mais un nouveau grondement, un nouveau tourbillon de fumée s’élança dans le chemin pour s’élever dans l’espace. Une nouvelle vague de chaleur passa, puis, à une assez faible distance, des crépitements de rameaux enflammés lui firent comprendre qu’il valait mieux suivre sa première idée, emballer et décamper. Il reprit sa course vers la maison.