Page:Féron - Le dernier geste, 1944.djvu/67

Cette page a été validée par deux contributeurs.
67
LA GUERRE ET L’AMOUR

Il se sentit si mal à l’aise, qu’il abrégea sa visite, s’excusant d’être retenu par de multiples occupations, assurant encore ses hôtes de sa protection et promettant de revenir. Il regagna son navire, agité, épouvanté, fou presque, croyant que le regard accusateur et méprisant de Louise le poursuivait.

Quelques jours plus tard, deux cent cinquante habitants de l’île étaient dirigés sur deux transports vers Louisbourg, d’où ils seraient déportés en France. Une frégate accompagnait les deux transports, et c’était celle de Carrington. À Louisbourg, il fut chargé de tous les détails de la déportation, avec ordre de revenir à l’île Saint-Jean et d’y tenir garnison.

Carrington fut de retour à la fin d’octobre, ayant toujours à son bord Olivier, et suivi par un transport chargé de colons qui venaient occuper les terres des habitants dépossédés et déportés. Des commerçants accompagnaient ces colons. Si l’on tient compte des soldats, de la garnison, sous le commandement de Carrington, l’île Saint-Jean se trouva complètement sous la domination étrangère. À peine restait-il une trentaine de familles acadiennes et les plus pauvres du pays, en omettant la famille du capitaine Dumont. Les Anglais tenaient maintenant toute l’Acadie, ne restant plus que le Canada, dont ils préparaient la conquête, pour devenir les maîtres de l’Amérique du Nord.

Ainsi paraissait le vouloir la loi de la fatalité.


SIXIÈME PARTIE

La tragédie


Un midi d’une journée très chaude, on aperçut dans le lointain et dans la direction de la Cédrière un nuage de fumée noire s’élever presque soudainement et tourbillonner dans l’espace sous un ciel magnifique. Les habitants de la Pointe-aux-Corbeaux, après la première surprise, jetèrent, cette clameur :

— Le feu dans les bois !

Il est bon d’expliquer que depuis la mi-août régnait une incessante sécheresse. Pas une goutte de pluie n’était tombée, et depuis le commencement de ce mois d’octobre on avait eu plusieurs nuits de forts gels, si bien que les herbes et les feuilles s’étaient jaunies, fanées et séchées plus tôt que de coutume. Toute la nature avait pris une nuance de vieux cuivre que tachetaient de noir et de gris les bois de sapins et les rochers. Sur cette nature s’étendait le manteau bleu du ciel paré de son soleil éclatant dont les rayons, pareils à des lames de feu, chauffaient la surface du sol au point de la rendre brûlante. Ainsi chauffés et séchés pendant près de dix longues semaines, le sol et les plantes étaient devenus un facile combustible.

À la Cédrière, dans les premiers jours de septembre, par une tiède matinée, Guillaume avait mis le feu dans un tas de branchages, de souches et de racines empilées dans une pièce de terre fraîchement déboisée. En moins d’une heure tout avait été consumé. Mais le lendemain et les jours d’après, on s’étonna de voir fumer ces cendres éteintes. On découvrit bientôt que le feu couvait sous la croûte du sol, de ce sol mousseux et noué en tous sens de racines et de débris de bois mort. Lentement, le feu dévorait tout cela, s’étendait, s’agrandissant en sourdine. Il rongeait le meilleur de la terre, c’est-à-dire toute la croûte et tout l’humus jusqu’à l’argile, sur une épaisseur variant de huit à dix pouces, ne laissant qu’une cendre grisâtre. Le capitaine comprit que ce qui restait de cette bonne terre n’avait qu’une maigre valeur productive et qu’il faudrait des années pour refaire un nouvel humus. Et puis, à supposer que la sécheresse persistât, on pouvait prévoir que le feu, couvant ainsi sournoisement, mangerait toute cette terre déboisée, tous les labours et les chaumes avoisinants, et qu’il s’attaquerait ensuite à la forêt. Alors, on ne saurait plus où ni quand s’arrêterait cette lave envahissante. Le capitaine savait par ouï-dire que des « feux de terre » avaient brûlé durant deux années et plus, en dépit des neiges de l’hiver et des pluies de l’été.

On fut donc pris d’inquiétude en découvrant ce feu sous terre qui, déjà, avait consumé pas moins de soixante pieds carrés de bonne terre et qui rongeait, dévorait de plus en plus vite, à mesure que s’accroissait l’intensité de sa chaleur, humant à l’avance l’humidité qui pouvait retarder sa marche. On décida de livrer combat à ce démon et de l’étouffer. Eh bien ! il fallut pas moins de vingt tonnes, d’eau, de l’eau qu’on puisait dans le lac et qu’en charriait avec la charrette et les chevaux, pour noyer ce reptile dévorant.

Un peu avant midi de ce jour où, de la Pointe-aux-Corbeaux, on avait aperçu les premiers tourbillons de fumée, un grand vent s’était mis à souffler du nord-est, et les tourbillons étaient emportés au loin vers la mer. À ce qu’on en pouvait juger, ce feu de bois se trouvait assez éloigné de cette partie de la forêt où se situait le domaine de la Cédrière. Ce jour-là, on ne s’inquiéta guère, croyant que le feu s’éteindrait dans le cours de la nuit. Vers le soir, en effet, il parut qu’il en serait ainsi, lorsque vint l’accalmie ; le vent étant tombé, les flots de fumée de plus en plus pressée qu’il avait charriés tout l’après-midi s’amoindrirent peu à peu. Enfin, lorsque se coucha le soleil, on ne