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LA GUERRE ET L’AMOUR

le complet bonheur de Louise, oui, ce Guillaume dans sa rude écorce de paysan. Car Guillaume, en voyant Louise passer au bras d’un autre, n’aurait eu qu’un faible soupir de regret, et aucune jalousie n’aurait troublé la paix de son cœur, aucune haine n’aurait assombri la sérénité de son âme, aucune pensée de vengeance n’aurait assailli le calme de son esprit, comme aucun crime n’aurait germé dans son cerveau. En vérité, ce Guillaume était l’esprit du bien, comme Carrington était ou du moins devenait l’esprit du mal. Mais Louise pouvait-elle savoir ? Non, assurément, puisque, comme tout le monde, les apparences la trompaient ou elle-même se trompait sur les apparences. Mais s’il est vrai que l’être humain en naissant est marqué par le Destin, Louise, quoi qu’elle fît ou voulût et tout comme le reste des humains, devait aller au Destin, bon ou mauvais. On pouvait la plaindre ou l’envier, mais on ne pouvait l’arrêter sur sa route. Quant à Carrington, dont on louait la droiture, et qui maintenant méditait le crime et s’abîmait dans la bassesse, on pouvait, comme le grand-prêtre Joad, se demander :


« Comment en un plomb vil l’or pur, s’est-il changé ! »

♦     ♦


Le mois d’août s’écoula lentement, puis Boscawen et Amherst furent de retour de Halifax. Amherst avait ordre de diriger six navires sur l’île Saint-Jean, d’y enlever les habitants les plus à l’aise et les plus influents pour les transporter en France, de saisir leurs biens pour les céder à des colons anglais dont on attendait la venue prochaine et d’y laisser une garnison de deux cents hommes et un navire. De son côté Boscawen allait nettoyer de ses habitants les côtes de la Gaspésie et de ce fait rendre les Anglais entièrement maîtres de l’entrée du Saint-Laurent.

Amherst chargea Carrington de diriger l’expédition à l’île Saint-Jean. Le major mit à la voile vers le milieu de septembre avec trois frégates et trois transports, emmenant avec lui Olivier, son prisonnier, qu’il n’avait encore pu se décider à faire périr. C’est ainsi qu’Olivier, de la cabine cadenassée où on le tenait enfermé, put apercevoir une partie des côtes de l’île Saint-Jean, patrie par adoption de sa fiancée. Alors, de se savoir si rapproché de Louise et de ne pouvoir accourir à elle fut pour lui un tel supplice qu’il en perdit l’appétit et tomba malade. Carrington le fit soigner par le médecin du bord, incapable de se résigner à le laisser mourir de sa maladie. Et pourtant, Carrington jurait de se débarrasser d’Olivier. Alors, pourquoi ne pas le laisser mourir ? Oui, c’était si simple. Mais, d’un autre côté, comment aurait-il expliqué cette mort à Louise, et surtout, comment Olivier s’était trouvé prisonnier sur cette frégate que commandait Carrington lui-même ? Non, il ne voyait pas d’explications possibles. Il voulait la mort d’Olivier, mais une mort… dont il pût apporter à Louise une preuve certaine. Il comptait donc sur le hasard et attendait. Cependant, Olivier retrouvait l’espoir d’être libéré avant longtemps. Sachant qu’on allait transporter en France les habitants de l’île, il ne doutait pas qu’il serait du nombre des déportés. Telle avait été et telle était encore, bien sûr, l’intention de son geôlier. Alors, il fallait espérer en l’avenir… Oui, l’avenir lui restait.

Si le pauvre garçon avait pu pénétrer les desseins de Carrington à son sujet, sa foi en l’avenir aurait été de courte durée, car le major avait enfin trouvé le moyen qu’il cherchait de se débarrasser de son rival. Et c’était très simple ! En reconduisant les Acadiens en France, il jetterait Olivier à la mer et, bon nageur, s’y jetterait après lui pour le repêcher, mais s’arrangerait pour ne repêcher qu’un cadavre. « Un homme à la mer » !… il aurait là cent témoins pour certifier qu’Olivier Rambaud s’était volontairement noyé, poussé par le désespoir. Comment Louise, devant une telle preuve, pourrait-elle encore refuser la main qui s’offrait à elle ? Voilà ce que Carrington, avec une froide audace et cette jalousie effrénée qui emportait tout ce qu’il y avait de bon en lui, avait arrêté. Dès lors Olivier était perdu, irrémédiablement.

Cependant Carrington ne pouvait pas aborder à l’île Saint-Jean, sans aller présenter ses respects aux habitants de la Cédrière et se rassurer de nouveau sur leur propre sort.

Il fut reçu, comme on dit, à bras ouverts. Louise l’accueillit comme un grand, un très grand ami. Le capitaine et sa femme, comme un enfant. Le major fut si ému que, pour un peu, il eût pleuré. Puis, la vue de Louise, toujours jeune, toujours belle, toujours confiante, lui mit au cœur un remords du crime projeté, projet qu’il remuait encore dans son cerveau. Et ce remords lui apporta la honte de soi-même, il se rendit compte de sa lâcheté et de sa bassesse. Lui qui se disait un honnête homme, un gentleman, comme on disait dans son pays, se vit soudain, dans la présence de cette admirable et adorable jeune fille qui lui accordait toute sa confiance, oui, il se vit soudain ravalé au rang des êtres les plus bas et les plus corrompus. Malgré ses efforts pour l’en empêcher, le rouge de la honte envahit tout son visage, et un effroi le saisit que Louise, de ses yeux pénétrants, ne vît, écrit en toutes lettres sur sa figure, son criminel projet.