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LA GUERRE ET L’AMOUR

— Monsieur, voulez-vous me dire pourquoi on me traite comme un criminel.

Carrington fit brusquement cette énigmatique réponse :

— Monsieur, vous le saurez demain peut-être… peut-être jamais.

Et il s’en alla d’un pas raide.

Demeuré seul et très surpris de ces étranges paroles, Olivier se mit à réfléchir, se demandant ce qu’on entendait faire de sa personne. Il ne songeait pas à s’inquiéter outre mesure, puisque Wolfe avait décrété que lui et ses hommes seraient reconduits en France. Alors, que pouvait-il avoir à redouter ? Cette réclusion qu’on lui faisait subir ne pouvait être qu’une précaution pour des motifs qu’il ne pouvait démêler. En tout cas, il n’avait rien à craindre pour sa vie, ce qui était l’essentiel pour le moment. Donc il pouvait espérer. Au surplus, cet officier qui se constituait son gardien n’avait-il pas ordonné qu’il fût bien nourri et qu’on eût tous les égards envers sa personne. Oui. Eh bien ! il n’avait qu’à demeurer bien tranquille en attendant la suite des événements. Un jour, tôt ou tard, on le déposerait sur la terre de France, et lui, Olivier, bâtirait un autre navire, et reviendrait en Amérique. La guerre ne durerait pas toujours, n’est-ce pas ? Et que les années et les retards s’accumulassent, il ne se découragerait point, sûr qu’il était que sa fiancée l’attendrait.

Mais voici que lui revinrent les paroles énigmatiques de Carrington… « Vous le saurez demain peut-être… peut-être jamais. » Qu’est-ce que cela voulait dire ? Une éternité ne lui aurait pas suffi pour en trouver la signification. Puis, il eut cette pensée au sujet de Carrington, dont il ne savait pas le nom.

— Cet homme me donne l’impression qu’il est mon ennemi, un ennemi sans pitié, et pourtant je ne le connais pas. L’ai-je jamais vu avant ce jour ? Je n’en ai pas le souvenir. Non, jamais je ne me suis trouvé sur le chemin de cet homme, ni lui sur le mien. Alors, pourquoi serait-il un ennemi ? Que pourrait-il bien me vouloir de particulier, moi qui ne sais même pas son nom, lui qui, il n’y a encore que quelques heures, ignorait le mien ?

Ah ! le sien, son nom… Olivier Rambaud : « Eh bien ! justement, c’était ce nom qui avait fait dresser l’oreille à Carrington, ce nom souvent prononcé et entendu à la Cédrière, ce nom jamais depuis oublié de Carrington. Le nom d’un rival et d’un rival heureux… Ah ! ah ! c’était là le fiancé si longuement et si fidèlement attendu par Louise… Eh bien ! Carrington le tenait.

Tout honnête homme qu’il était de par ce puritanisme qu’il avait hérité des émigrés de Hollande et d’Écosse, Carrington n’était pas, pour tout cela exempt des passions communes à la nature humaine. Aimant Louise, la désirant pour la compagne de sa vie, incapable de se défaire de son souvenir et de son image, heureux à se trouver près d’elle, malheureux loin d’elle et, enfin, la croyant indispensable à son bonheur, avait été terriblement déçu en apprenant que Louise ne pouvait être à lui, tant qu’Olivier vivrait ou qu’elle n’aurait pas la certitude de sa mort. Et Carrington était parti, mordu par la jalousie, et depuis ce jour il jalousait le fiancé absent. Mais voici que le hasard mettait ce fiancé, ce rival heureux, à portée de sa main, et dès lors sa jalousie se transformait en haine, et cette haine le poussait à méditer des projets indignes. Oui, depuis qu’il tenait Olivier en son pouvoir, il songeait à se défaire de lui, à le faire disparaître du monde des vivants, mais de façon que pas un mortel, et Louise moins que tout autre, ne le soupçonnât jamais d’avoir été l’auteur de cette disparition. Cent moyens s’offraient déjà de faire disparaître à tout jamais ce rival ; rien donc de plus facile pour Carrington. Seulement, Olivier disparu, quelle preuve de sa disparition ou de sa mort pourrait-il apporter à Louise pour la décider à l’accepter pour époux ? C’est précisément à cette difficulté que Carrington se butait. Mais il trouverait le moyen de la surmonter, de la tourner. Ainsi s’abandonnait Carrington sans paraître avoir le sentiment qu’il glissait sur la pente du crime, de la lâcheté, du déshonneur.

En somme, la civilisation de l’homme blanc et la barbarie de l’homme rouge se valaient l’une l’autre. Entre cet officier anglais, ce gentilhomme, cet honnête citoyen et le fruste et grossier Indien Micmac il n’y avait pas l’ombre d’une différence. Carrington et Max étaient de semblable fabrication, sinon de la même marque de commerce, et tous deux s’abandonnaient dans la même fange, dans la même pourriture.

Si à ces deux amoureux de Louise on ajoutait Guillaume, sur lequel son choix fût-il tombé ? Louise, bonne et vertueuse, intelligente et belle et d’une culture moyenne, n’aurait pu désirer qu’un honnête homme, comme elle était femme honnête, et elle n’aurait voulu, en outre, pour compagnon de sa vie qu’un homme pourvu, tout au moins, d’une culture intellectuelle moyenne. Dans ces conditions, son choix serait infailliblement tombé sur Carrington. Quant à Max, on peut l’éliminer, jamais Louise ne se serait donnée à ce sauvage. Alors, restait Guillaume en lice avec Carrington, et c’est celui-ci qui l’emportait. Eh bien ! le choix de Louise aurait pu être une faute très grave. Et pourquoi ? Parce que Guillaume était le seul homme qui pût remplacer Olivier et faire