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coltes se feraient plus vite et qu’on épargnerait beaucoup de temps dans les déplacements, alors qu’avec les bœufs, trop lents, on perdait un temps précieux. Les chevaux, à cette époque, étaient pour les campagnards un luxe inouï et coûteux ; mais le capitaine avait encore des écus d’argent, dans son coffre lamé de fer et cadenassé, et Guillaume le savait. Le matin de ce jour on avait décidé d’aller voir les chevaux à vendre, et dès les sept heures le capitaine, sa femme et Guillaume prenaient, en charrette tirée par les deux bœufs, le chemin de la Pointe-aux-Corbeaux, laissant Louise seule à la maison.

Une heure environ après le départ de ses parents, Louise, à la laiterie, préparait la baratte pour faire le beurre. Elle avait le dos tourné à la porte ouverte. Tranquille et l’air reposé, un peu gaie même, elle chantait en sourdine une vieille chanson de France. Une fois, elle eut besoin d’aller à la maison, distante de la laiterie de quelques pas seulement. Elle venait de verser la crème dans la baratte quand elle s’aperçut qu’elle n’en avait pas gardé un peu pour le repas du midi. Elle en mit dans un petit pot au lait pour la porter à la maison. En tournant sur elle-même pour sortir de la laiterie, elle vit, nonchalamment appuyé au cadre de la porte, Max qui la regardait de ses yeux étincelants. Sa surprise fut telle, qu’elle échappa le pot au lait, qui se brisa, répandant la crème sur le plancher.

— Max a fait peur à sa sœur blanche, dit l’Indien sans bouger, avec le même visage toujours impassible.

Sur le coup, dans l’énervement de la surprise, elle ne sut que dire. Pendant un court moment, elle considéra l’Indien avec attention, comme pour se convaincre que c’était bien lui, qu’il était bien vivant et non un revenant d’outre-tombe. Vivant, oui, même s’il ne bougeait pas plus qu’une statue. Vivant par l’éclat de ses yeux sombres, dans lesquels on pouvait discerner quelque chose de résolu, d’énergique, de dominateur. Toute la fierté, tout l’orgueil de la race sauvage se concentrait dans l’éclat de ces yeux fixés sur elle. Mais en peu de temps elle retrouva son calme.

— Est-ce bien toi, Max ? dit-elle d’une voix tranquille, sans émotion apparente, et comme si elle avait eu l’habitude de le voir tous les jours.

— Oui, répondit l’Indien, c’est Max. Ma sœur blanche a l’air surpris de le revoir.

— C’est que, en effet, je ne m’attendais pas à ta visite et que je ne t’ai pas entendu venir.

— Quand Max va dans les bois, il est comme l’ombre des nuages… qui marche sans bruit. Ma sœur blanche est-elle contente de me revoir ?

— Mais oui, beaucoup, Max. Que deviens-tu ? Que fais-tu ? Es-tu sur la piste du gibier ?

Elle lui posait cette question parce qu’elle le voyait, comme toujours, armé de son fusil anglais.

— Non, Max ne chasse pas le gibier, répondit-il. Max chassera après les feuilles, lorsque soufflera le vent du nord.

— Tu es venu simplement pour nous rendre visite, alors ?

Il fit de la tête un mouvement vague et reprit !

— Max sait que les Anglais vont venir pour s’emparer des femmes blanches, les emmener dans leur pays et en faire leurs esclaves. Max a médité longtemps et il a résolu de préserver sa sœur blanche du pouvoir des Anglais.

— Qui t’a dit que les Anglais méditent de s’emparer des femmes blanches ?

— Max sait, répondit seulement l’Indien avec un accent de conviction.

— Les Anglais ne sont pas aussi méchants que tu penses, Max.

— Qu’ont-ils fait des hommes blancs et de leurs femmes en Acadie et à Louisbourg ?

— Mais ils ne le feront plus, Max, j’en suis sûre.

— Ma sœur blanche, ne connaît point les Anglais. Ils sont sournois et traîtres et détestent les femmes de ta race, comme ils méprisent les hommes blancs de ton pays.

— Je ne les crains pas.

— Ma sœur a tort, je sais,

— Et moi je sais, Max, qu’ils ne nous feront aucun mal, et je suis tranquille, comme tu peux le voir. En tout cas, s’ils venaient pour m’attaquer, je saurais bien me protéger et me défendre. Max, rassure-toi sur mon sort, je ne redoute aucun danger.

— Que ma sœur prenne garde ! Elle est faible, et ses parents sont vieux et faibles aussi.

— N’oublie pas qu’il y a Guillaume… Il est fort et brave.

— C’est un enfant que les Anglais écorcheront comme un lièvre. Ensuite, ils enchaîneront ma sœur et l’emmèneront en captivité comme une esclave. Elle subira tous les affronts. Elle pleurera des larmes rouges comme le sang du cerf. Elle sera si malheureuse qu’elle désirera la mort. Il faut croire Max qui parle, il sait et ne ment jamais. Et il est fort, brave et courageux. Il protégera sa sœur blanche, car il l’emmènera comme sa femme très loin, si loin que les Anglais ne la trouveront jamais.

— Max, ta sœur blanche ne te suivra pas, répliqua Louise s’enhardissant. Elle n’abandonnera jamais son père et sa mère.