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LA GUERRE ET L’AMOUR

ble de refuser à Carrington quoi que ce fût. Et pourtant…

Lui ne perdit pas de temps, il attaqua l’entretien tout de suite. Seulement, il crut bon de prendre quelques précautions oratoires.

— Si je vous ai demandé cet entretien, mademoiselle, c’est en prévision des événements graves qui se préparent et dont je vous ai déjà parlé. Il est certain, je tiens à vous le redire, que mes concitoyens vont soumettre à leurs lois tous les habitants de ce pays, et même ceux de la Nouvelle-France. J’ai promis ma protection à votre famille, je lui ai donné l’assurance qu’elle ne serait pas dérangée. Cette promesse et cette assurance, je les ai données en toute bonne foi, me basant moi-même sur des promesses obtenues de hauts officiers qui pourraient être chargés de l’expédition projetée contre Louisbourg et cette île Saint-Jean. Mais il pourrait arriver, et il faut le craindre que ces officiers soient remplacées par d’autres que je connais pas. En cette occurrence je ne pourrais peut-être pas, avec toute ma bonne volonté vous accorder une protection aussi efficace. Il pourrait même arriver — chose que je ne souhaite pas, comme vous devez bien le pensez — que je ne puisse vous être d’aucune utilité ni d’aucun appui, et j’en serais fort désolé. D’un autre côté, il est assez probable, vu ma connaissance du pays, que je ferai partie de l’expédition ; en ce cas, soyez en sûre, vous n’aurez rien à redouter des gens de mon pays. Tout de même, ainsi que vous le comprenez, nous demeurons en présence d’une incertitude qu’il importerait d’écarter pour notre tranquillité. Il faut toujours se rappeler qu’un soldat ne sait jamais à quels ordres il aura à obéir et qu’il doit se tenir prêt à toutes éventualités. Aujourd’hui, je suis près de vous, et avec quel bonheur j’y resterais ; demain, un ordre imprévu pourrait me pousser à l’autre bout du monde, comme c’est bien le cas en ce moment où l’on m’envoie en Angleterre. De cette situation qui nous est faite il me vient une grave inquiétude à votre sujet. Je me suis donc demandé comment il me serait possible, de loin comme de près, de vous couvrir de ma protection. J’ai trouvé le moyen, si je puis dire. Notez, je vous prie que c’est l’unique moyen, l’infaillible moyen de vous préserver, vous et vos parents, de toute catastrophe qui pourrait éventuellement vous menacer. Car Dieu m’est témoin, mademoiselle, que je serais le plus malheureux des hommes, si vous étiez frappés, vous et vos parents, par l’infortune. Désirez-vous connaître ce moyen ?

— Je le désire de tout cœur, monsieur. Seulement, je crains que notre dette envers vous ne devienne si grosse, que nous ne soyons jamais en mesure de payer.

— Oh ! rassurez-vous, je ne suis pas de ses créanciers féroces qui pourchassent leurs débiteurs jusqu’en leur sommeil : d’ailleurs je ne prétends pas vous imposer une dette. S’il y a dette entre nous, je me considère votre débiteur le premier par l’aimable et cordiale hospitalité que j’ai reçue dans votre maison. Ma première reconnaissance allait à votre père, ou plutôt à vos parents, et ma deuxième, qui n’est pas moindre, à vous-même, mademoiselle. Eh bien ! que dites-vous si nous nous considérons libérés les uns envers les autres ?

— Vous êtes trop généreux. Mais alors, ce moyen…

— C’est vrai, je vous demande pardon, je m’éloignais de mon sujet. Avant de vous en faire part, voulez-vous me permettre de vous faire un aveu ? Depuis le jour où je vous ai connue, je n’ai jamais cessé de vivre avec votre souvenir. Votre image m’a suivi et accompagné partout et constamment. Et je n’ai pas eu de peine à me comprendre : mademoiselle, j’éprouvais en moi-même un sentiment qui allait et qui va encore au delà de l’amitié et de l’estime.

Louise avait prévu… elle attendait cet aveu depuis un moment, et elle n’en fut pas très surprise. Elle rougit un peu et exhala un léger soupir, mais ne parla point. D’ailleurs, Carrington poursuivait :

— Oui, j’ai bien senti que je vous aimais, et en vous aimant me venait le désir de vous avoir pour la compagne de ma vie. J’ai bien pensé qu’entre vous et moi il pouvait se glisser quelque obstacle d’ordre moral ; d’autre part, je me persuadais qu’il n’en pouvait exister aucun d’ordre matériel. De nationalité étrangère l’un et l’autre, de foi religieuse différente, mais du même christianisme, et séparés par des coutumes et des usages que nous ignorons, je croyais, sur le coup, me trouver en face d’obstacles insurmontables. Mais ces obstacles, me demandais-je, sont-ils réels ou chimériques ? Ne sont-ils point l’œuvre de notre imagination ? Oui, le plus souvent, et je me suis convaincu que nous pouvions concilier nos différences, aplanir les aspérités de notre chemin et nous engager avec confiance dans la voie de l’avenir. Maintenant, mademoiselle, laissez-moi vous offrir ma main, ma carrière et mon cœur d’homme, afin qu’il me soit loisible de travailler toute ma vie à votre bonheur, sans oublier celui de vos parents.

Louise devint si émue qu’elle fut un temps incapable d’émettre une parole, la voix lui manquait. Et qu’allait-elle répondre ? Hélas ! elle se voyait contrainte, à bien dire, de repousser une main généreuse, un cœur large et noble. Elle confia à