Page:Féron - Le dernier geste, 1944.djvu/56

Cette page a été validée par deux contributeurs.
56
LA GUERRE ET L’AMOUR

deraient à Dieu de répandre à profusion ses bienfaits sur leur providentiel protecteur.

Carrington paraissait content. La joie de ses hôtes le récompensait déjà des peines qu’il avait dû se donner pour leur assurer la paix et la tranquillité dans leur domaine. Il souriait souvent à Louise, lui décochait des regards pleins d’admiration, des regards qui disaient une infinité de choses agréables et qui la troublaient singulièrement.

Carrington possédait des qualités physiques et intellectuelles qui ne pouvaient le rendre indifférent au sexe : un esprit cultivé et délicat dans un corps bien fait, des manières avenantes, une haute situation sociale pouvant lui faire espérer une femme de choix dans la meilleure société de Boston. Seule un peu de froideur dans sa physionomie créait parfois un sentiment de gêne autour de lui, froideur peut-être plus apparente que réelle ; car sous un front haut et large que couronnaient de longs cheveux châtains noués sur la nuque, selon la mode du temps, il y avait une paire de grands yeux bruns, très vifs, très chauds, très doux même, qui répandaient sur les traits réguliers de son visage une grave sympathie. C’était peut-être cette gravité de l’expression qui mettait du froid sur son masque, car, même sous l’empire de la joie ou de la gaieté, cette expression grave, presque sévère quelquefois, demeurait.

Il va sans dire que Louise éprouvait pour ce garçon, véritable gentilhomme, une admiration et un attrait dont elle ne pouvait se défendre. Elle se plut tout de suite dans la compagnie de ce jeune homme, et durant ces trois jours elle l’accompagna en de longues promenades qui permettaient des entretiens exquis. Dans l’intimité le major avait un tour agréable et délicat de mener une conversation, et Louise avait rarement passé des heures plus délicieuses.

En présence de la famille réunie, il causait de toutes choses susceptibles d’intéresser ses auditeurs, et l’on se plaisait à entendre sa voix basse et profonde, douce et pénétrante. Cette voix, en certaines histoires pathétiques qu’il racontait sur son pays, remuait agréablement l’âme de ses hôtes. Il aimait aussi les entretiens familiers, les anecdotes amusantes tirées des camps et des garnisons, et le mot pour rire s’harmonisait fort bien avec l’expression un peu grave de sa physionomie. Bref, il sut charmer si bien ses hôtes, que son départ allait laisser chez eux un grand vide et de profonds regrets.

À son arrivée à la Cédrière, il avait déclaré qu’il rejoindrait son navire et son monde au matin du quatrième jour. Et le soir du troisième jour il fit part à Louise du désir qu’il avait et du plaisir qu’il aurait de l’entretenir une dernière fois en particulier. Elle accepta, et tous deux s’engagèrent dans le chemin qui menait hors de la forêt.

Un sourire mystérieux et furtif parut sur les lèvres du capitaine en voyant le couple s’éloigner, bras dessus, bras dessous. Que pensait-il ? Que signifiait son sourire ?… Une chose restait sûre : depuis que Carrington lui avait garanti la sécurité dans son domaine, il était tout gaieté et tout joie.

Sans oublier la mer, qu’il aimait toujours, l’ancien pêcheur de Louisbourg avait fini par se plaire et se trouver à son aise sur la terre ferme. Aujourd’hui, après toutes ces années de labeurs ardus et se sachant d’âge où l’on ne recommence plus sa carrière, il eût été bien misérable, misérable à en mourir, si l’on était venu le chasser de sa terre. Mais on ne le chasserait pas, on ne lui enlèverait pas son bien ; et si les Bostonnais tramaient une nouvelle déportation contre les Acadiens, lui, bien qu’un tel malheur l’eût profondément chagriné, pourrait se rassurer et dormir sur ses deux oreilles, parce que Carrington l’avait assuré de sa protection. Le capitaine se doutait bien que le jeune officier n’agissait pas ainsi par simple philanthropie ou par sentimentalisme, car, pour lui, les desseins de l’officier étaient clairs. Eh bien, quoi ! Cette protection ne valait-elle pas quelque chose en retour ? Oui. Mais qui allait payer… qui paierait cette dette de reconnaissance qu’on reconnaissait devoir au major ? Louise ? Oui, Louise, à coup sûr. Car si elle était le talisman de la famille, elle devait être aussi la garantie de ses dettes. Alors, Louise paierait. Et ce fut cette pensée qui mit un sourire aux lèvres du capitaine.

Mais Louise ?… D’abord, elle se sentait beaucoup plus attachée que son père à ce sol, à ces paysages, à cette forêt, ce lac et ces champs. Et quand son esprit interrogeait l’avenir, elle aimait à se voir, là, l’épouse chérie d’Olivier, sur ce bien qu’elle hériterait un jour et qu’en partie elle avait fait de ses mains. Elle ne pouvait voir dans le monde un endroit capable de lui offrir désormais un asile plus charmant et plus cher, et elle désirait mourir là où mourraient ses parents. Quelle douleur, quelle torture elle aurait soufferte de se voir expulser de cette terre bénie ! Alors, elle glorifiait Dieu, lui rendait mille grâces d’avoir envoyé cet officier anglais qui apportait appui et protection. Non moins que son père, Louise reconnaissait l’énorme dette qu’on devait à Carrington, et elle se demandait comment ou de quelle façon il serait possible d’acquitter cette dette. Elle avait le sentiment très fort qu’elle serait incapa-