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LA GUERRE ET L’AMOUR

glais manifestassent l’intention de reprendre Louisbourg, puis de pénétrer dans le Canada et d’aller assiéger la capitale de la Nouvelle-France. Tous ces bruits et rumeurs, s’ajoutant les uns aux autres, finissaient par semer dans la colonie de l’île Saint-Jean une constante anxiété.

Jusqu’alors l’ennemi n’avait point paru porter beaucoup d’intérêt à cette île et à ses habitants : il n’y avait là aucune menace ni aucun obstacle à ses desseins. La population y était petite, laborieuse et paisible, et vivait par elle-même. Il ne s’y trouvait ni forteresse ou place forte, ni soldats, et il en venait si peu de bruit qu’on aurait pu croire cette île inhabitée.

Mais, depuis le dénombrement qu’on y avait fait, l’Anglais ne pouvait plus ignorer que l’île Saint-Jean possédait de grandes richesses naturelles, que ses habitants s’y développaient rapidement, y acquéraient des biens déjà fort estimables, et qu’il pouvait devenir dangereux d’y laisser croître et se multiplier une race ennemie. Et les autorités anglaises de Halifax méditaient, depuis quelque temps, sur les avantages d’établir leur autorité dans cette île et d’en soumettre sans plus tarder les habitants à leurs lois. Peut-être aussi serait-il prudent de saisir leurs biens et de les expulser comme on avait fait en Acadie l’année précédente. Bien qu’ils ne connussent rien de ces trames et complots, les colons de l’île Saint-Jean se tenaient quand même sur leurs gardes, très méfiants de l’ennemi séculaire qui les avoisinait. Mais cette année-là ils ne furent aucunement dérangés. Ils eurent donc tout l’hiver pour se préparer aux éventualités de l’année suivante.

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Le printemps et l’été de 1757 se passèrent sans événements notables.

À l’automne, les habitants de la Cédrière eurent la bonne surprise de voir apparaître le major Carrington. Il arriva inopinément. Envoyé, expliqua-t-il, en mission en Angleterre, il n’avait pu passer dans les parages de l’île Saint-Jean sans y faire une courte escale.

L’existence sereine qu’on menait à la Cédrière n’allait pas sans quelque tristesse. Le souvenir des absents harcelait les mémoires. Louise supportait héroïquement son chagrin d’amour, et s’évertuait à rendre la vie agréable et douce à ses parents. Eux, cependant, se créaient beaucoup de soucis. Ils s’inquiétaient bien fort du sort futur de leur fille. Car ils vieillissaient très vite et songeaient au terme, plus rapproché de jour en jour, de leur existence. Partir et laisser Louise seule au monde, c’était l’amère souffrance qui les minait. Leur unique consolation était de se dire que Guillaume, du moins, resterait et qu’il pourrait être un compagnon utile à Louise. Car Guillaume, comme autrefois Max l’Indien, devenait l’enfant de la maison ; le capitaine et sa femme le considérant comme un fils et Louise, comme un frère. Mais Louise ignorait-elle que Guillaume, lui, l’aimait beaucoup plus qu’une sœur ?…

La venue de Carrington causa une agréable diversion. Le capitaine avait pour ce jeune homme une sympathie qui n’était pas loin de la plus solide amitié. Une chose certaine ; il aurait mis en Carrington toute sa confiance, il lui aurait confié les plus précieux de ses biens. Plus que cela, la venue de Carrington ne lui causait pas moins de plaisir qu’il en eût ressenti à voir revenir Aurèle ou Olivier.

Le major demeura trois jours à la Cédrière. Pour une fois encore il désirait mettre ses hôtes sur leurs gardes. Il annonça que le conseil de guerre de Boston avait décidé de reprendre Louisbourg, et que les colons de la Nouvelle-Angleterre, appuyés par les soldats et les flottes de leur mère-patrie, méditaient de se rendre maîtres de toutes les terres baignées par l’Atlantique et par le golfe Saint-Laurent puis à étendre leur domination au Canada et à toute la Nouvelle-France.

— Je sais encore, ajouta-t-il, qu’on songe à déposséder de leurs biens les habitants de l’île Royale et de l’île Saint-Jean pour ensuite les transporter en France, à moins qu’ils ne prêtent serment de soumission et de fidélité à la couronne d’Angleterre. Alors, je me suis tout de suite souvenu de vous, et j’ai pris immédiatement des mesures pour votre sauvegarde. Quoi qu’il arrive, je vous invite à vivre bien tranquilles. Feignez de ne pas voir et d’ignorer ce qui pourra se passer dans vos alentours et je vous garantis que personne ne songera à venir vous molester ou vous importuner.

Le capitaine fut très ému, d’une émotion si vive que ses yeux se mouillèrent.

— Je vous remercie, monsieur le major, dit-il en lui serrant la main, non seulement en mon nom, mais aussi au nom de ma femme et de ma fille.

— Croyez-bien, reprit Carrington, que, s’il m’était possible d’épargner aux autres habitants les ennuis et les désagréments, je le ferais volontiers. Malheureusement, mon influence auprès de mes chefs ne va pas jusque là.

— Je vous crois, mon ami. Vos intentions valent des actes, et cela nous suffit.

Louise et sa mère, à leur tour, exprimèrent leur gratitude. Elles ne savaient pas de quelle façon elles pourraient jamais se libérer à son égard d’une dette de reconnaissance aussi élevée : mais elles deman-