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LA GUERRE ET L’AMOUR

On se mit à table.

À tout moment, on s’attendait à voir l’Indien rentrer. L’attente fut vaine. Max ne reparut pas de la matinée ni de toute la journée. On s’inquiéta, après le premier étonnement passé. Le soir, au souper, point de Max encore. Un accident serait-il survenu ? Fallait-il se mettre à la recherche du jeune Micmac à travers les bois, au risque de s’égarer et d’y trouver une mort affreuse et certaine ? Bah ! un sauvage ne se perd point dans les bois, et Max moins qu’un autre. Si par accident il s’était blessé avec son fusil car ce sont des choses qui arrivent ? Non. Max était trop prudent et connaissait trop bien le maniement des armes à feu. Alors, que fallait-il penser ? C’est la question que se posait le capitaine.

Mais Louise avait une autre pensée. Max était parti… il s’en était allé pour toujours poussé par le chagrin et le désespoir. Cette fuite, avec ce chagrin et ce désespoir, signifiait la mort pour lui, Max mourra, avait-il dit, et Max était mort.

Louise continua de garder son secret sur l’incident du soir précédent. À quoi bon troubler la paix heureuse de ses bons et chers parents. Puisqu’ils gardaient l’espoir de voir Max revenir, sinon demain, du moins le jour suivant, il valait mieux leur laisser cet espoir.

Mais le capitaine, au bout de quelques jours, ne voyant pas reparaître l’Indien, n’eut pas de peine à comprendre, cette fois, qu’il était parti pour reprendre la vie des bois, sinon pour toujours, du moins pour longtemps. On aurait dû s’y attendre, cela devait arriver tôt ou tard. La jeune bête capturée dans les bois s’apprivoise assez aisément ; mais avec l’âge le naturel « revient au galop », et la bête, devenue adulte, est tentée de retourner à sa brousse et à son état sauvage. Le capitaine dut donc se consoler et oublier le Micmac.

Seulement, il se trouvait joliment embarrassé de se trouver seul ainsi, à l’improviste, pour faire les gros et urgents travaux de la terre. En vieillissant, ses forces physiques diminuaient rapidement. Il s’inquiéta, se demandant ce qu’il allait devenir, seul ainsi avec deux pauvres femmes déjà débordées par leurs nombreuses occupations domestiques. Mais ne pouvait-il pas engager un autre serviteur ? Il y avait pensé, mais il n’en voyait aucun dans l’Île Saint-Jean. Il lui fallait un jeune homme, et les jeunes hommes du pays, pas trop nombreux et tous fils de cultivateurs, étaient retenus sur leurs propres terres. Dans les durs commencements de ces terres neuves et vierges, où il n’est d’autres sols à défricher que les sols forestiers, chacun en a déjà assez de sa besogne particulière.

Heureusement que Max était parti comme on venait de finir pour cette année-là le défrichement. Mais il fallait maintenant reprendre la charrue pour faire une pièce de terre nouvelle qu’on ensemencerait l’année suivante. Les vingt-cinq acres actuellement en culture ne pouvaient suffire à la subsistance de la famille et à celle des bestiaux. Pour pouvoir joindre les bouts, le capitaine estimait qu’il lui faudrait au moins soixante-quinze arpents pour les premières années. Plus tard il deviendrait nécessaire d’étendre les champs, que les mauvaises herbes finiraient par envahir, et dont le sol se fatiguerait à produire chaque année et sans arrêt. Il faudrait donc augmenter de près du double la superficie des champs en culture afin d’avoir chaque année un ou deux champs à mettre en labours d’été. Cet été-là, le capitaine voulait « casser » de quinze à vingt arpents. C’était une grosse tâche à entreprendre avec ses deux bœufs ; comment pourrait-il conduire les bœufs et tenir la charrue tout à la fois ? Il croyait se trouver en face d’une impossibilité et se désespérait.

S’il avait pu deviner tout de suite qu’il y avait là, tout près de lui, un courage et un dévouement capables d’accomplir les tâches les plus ardues : le courage et le dévouement de sa fille… Ah ! cette brave fille…

— Père, dit-elle avec un sourire candide, je conduirai les bœufs et vous tiendrez la charrue, voulez-vous ?

S’il voulait…

D’abord, il la regarda comme s’il n’eût pas bien compris.

— Es-tu folle, Louise ? ce n’est pas l’ouvrage d’une femme !

— Je m’y ferai.

— Tu penses ?

— Je suis forte, vous verrez, père.

— Réfléchis, ma fille. J’ai bien peur que tu tombes épuisée, à bout de forces, avant que nous ayons ouvert le deuxième sillon.

— Si je tombe, je me relèverai. Essayons.

On essaya. Louise émerveilla son père. Après la première journée, il fallut bien l’avouer, la jeune fille se sentait un peu lasse, et peut-être plus même qu’elle ne laissait paraître. Mais elle s’y fit, comme elle l’avait espéré, elle s’endurcit chaque jour davantage, et bientôt elle supportait plus aisément la chaleur du jour et la fatigue que son père qui, le soir venu, rentrait à la maison exténué et rompu. Il est vrai que la tâche du capitaine était de beaucoup plus dure que