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LA GUERRE ET L’AMOUR

Car, là, il n’y avait encore aucun commerce. Si l’on avait besoin de telles ou telles choses introuvables dans l’île, il fallait se rendre en Acadie au delà du détroit de Canseau. Le capitaine décida de s’y rendre. Seulement, le voyage n’était pas sûr, à cause des Anglais, maîtres de l’Acadie, et de quelques corsaires qui ne manquaient pas de rafler les barques des pêcheurs acadiens qui passaient à leur portée. N’importe ! L’on se hasarderait quand même. C’est ainsi qu’un beau matin l’Aurore montée par dix hommes résolus et gouvernée par son capitaine, prenait le chemin de l’Acadie. Huit jours après elle revenait, saine et sauve, avec ses flancs bourrés de marchandises de toutes sortes, de matériaux de construction, de provisions de bouche, d’outils et d’instruments aratoires. En outre, le capitaine rapportait pour son usage une paire de beaux bœufs, un mulet, trois vaches, quatre gorets, six moutons et brebis et cinquante volailles choisies, bref tout l’équipement et le bétail qu’il jugeait utiles pour l’exploitation de son domaine.

La saison, il est vrai, était trop avancée pour faire de l’ensemencement ; mais dans les deux ou trois mois d’été qui restaient, on pourrait retourner un morceau de terre qui, le printemps suivant, serait tout prêt pour la semence.

Le capitaine paraissait déjà oublier son métier de pêcheur ; et déjà aussi il se grisait des espoirs que le métier de cultivateur, nouveau pour lui, faisait naître dans la chaleur des premiers enthousiasmes. Il se voyait en peu de temps gros propriétaire, avec de gras troupeaux parcourant ses terres. Certes, sa griserie ne lui cachait pas les difficultés du début, difficultés inévitables en raison de son inexpérience. Mais il possédait un certain nombre de connaissances qui ne manqueraient point de lui être utiles à l’occasion. Et puis, avec du travail, de l’observation, du jugement et un bon lot de patience, il saurait vaincre les premières difficultés et trouver les méthodes qui ouvrent les chemins du succès. Au pis aller, que d’avis et de bons conseils il pourrait obtenir des autres colons plus expérimentés. Enfin, avec les encouragements de sa femme et de sa fille, la vaillance et la bonne volonté de Max, il pouvait nourrir toutes les espérances.

Une fois qu’on eut mis la dernière main à l’installation générale, on s’attaqua au sol. En premier lieu, on agrandit, élargit une clairière qui, d’une forme plus ou moins circulaire, devint rectangulaire, par l’abattage d’arbres et de broussailles qui l’envahissaient à divers points, si bien qu’on eut bientôt une pièce de terre prête à recevoir la charrue et qui ne mesurait pas moins de vingt-cinq arpents. Cette ouverture, quoique peu considérable, parut, ainsi taillée en pleine et haute futaie, une immensité. Le capitaine s’extasiait et jubilait. Hein ! il allait en pousser du grain là-dedans. Puis, la charrue, tirée par les deux bœufs au pas lent mais sûr, retourna une terre noire et grasse qui donnait les meilleurs présages. De ce jour, le capitaine sentit qu’il devenait un homme nouveau, et sans oublier les beaux jours et les joies de son ancien métier, il se passionna pour le travail de la terre.

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Cependant les semaines et les mois s’écoulaient sans qu’on eût la moindre nouvelle de Louisbourg, d’Aurèle et d’Olivier Rambaud. Les nouveaux colons s’inquiétaient fort des deux jeunes hommes. Dix fois le capitaine avait été tenté d’appareiller son bateau et de courir aux nouvelles ; sa femme et sa fille l’en avaient chaque fois dissuadé, lui faisant craindre une rencontre avec des navires anglais.

L’été se passa ainsi.

Lorsque vint le mois de novembre avec les premiers gels, qu’on dut suspendre les travaux de la terre, le capitaine décida de se rendre aux îles de la Madeleine, où, bien sûr, il aurait, des nouvelles de Louisbourg. Il n’attendit plus, pour partir, qu’il fît beau temps et bon vent. Douze hommes bien armés et décidés à vendre chèrement leur peau, en cas d’une rencontre avec des vaisseaux ennemis, l’accompagneraient dans ce voyage. Mais un malheur auquel personne ne pouvait s’attendre vint anéantir ce projet. Voici ce qui s’était produit. Un matin, un peu avant l’aube, des bâtiments de guerre anglais, passant non loin de la baie et de la Pointe-aux-Corbeaux, arrêtèrent leur marche. On mit à la mer plusieurs canots chargés de marins, et ces marins vinrent aborder les barques solitaires dans la baie. Au village, les habitants étaient encore au lit et dormaient paisiblement. Sans bruit les barques furent appareillées, puis montées chacune par quatre marins anglais, prirent la mer et suivirent le sillage des bâtiments de guerre. La baie fut proprement nettoyée, on emporta même les canots et chaloupes amarrés sur le rivage. Quant aux bateaux échoués parmi les rochers, on les incendia.

Ce fut un dur coup porté à la petite colonie, qu’on privait de ses moyens d’approvisionnement et de communication avec les autres terres. Le coup fut particulièrement rude pour le capitaine