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LA GUERRE ET L’AMOUR

flocons de mousse blanche au visage du capitaine agrippé à sa barre. Et lui humait cette mousse, douce et odorante comme une mousse de savon d’odeur. Son sourire heureux, alors, s’élargissait dans sa barbe mouillée et embaumée du parfum des sels et des plantes marines. Oh ! ces saveurs de la mer, ces arômes à nul autre pareil, quelle vigueur nouvelle elles mettaient dans son être ! Bon Dieu ! qu’il fumait bon sur les flots puissants et majestueux, dans ce vent qui soufflait dans les veines des voluptés sans pareilles, dans cette immensité tumultueuse d’une majesté incomparable. Le capitaine devenait tout frémissant de transports joyeux et d’enthousiasmes.

Lui aussi, maintenant, se trouvait dans tout son élément, comme Max l’était dans le sien. Et comme il aimait à entendre ce fracas de la mer démontée ! Il adorait ces ondoiements capricieux, longs, infinis presque, pareils à d’énormes reptiles prenant leurs ébats. Tout cela lui était si familier. Il couvait tout cela d’un regard clair et doux, avec une tendresse d’amant, un amour de père. À la vérité, il n’avait pas mieux contemplé ses enfants au berceau, quand, tout petits et tout roses, il les avait vus et regardés si souvent qui sommeillaient dans leur sourire d’ange. Quel tableau captivant ! Quelle image attendrissante ! Il se rappelait ces bons moments avec une émotion infinie et très douce. Mais là aussi, sur cette mer qui ne l’émouvait pas moins, s’offrait un tableau enchanteur. Ce n’était pourtant pas l’image sereine des doux sommeils d’enfants… Non. La mer cette nuit-là, prenait la physionomie d’une mégère furieuse ou d’une diablesse déchaînée. Mais il l’aimait quand même. Il l’aimait dans toutes ses folles ivresses, comme il l’adorait dans toutes ses gracieuses séductions. Il l’aimait avec ses colères, ses furies, ses rugissements de bête aux abois, ses hurlements, ses crachats d’écume. Il la chérissait dans sa force, sa puissance, son immensité. Il ne se lassait point d’écouter sa voix prodigieuse, qui semblait dominer et étouffer tous les bruits de l’univers entier. N’était-elle pas admirable, encore, avec ses montagnes d’eau roulantes sous leurs sommets blanchis, semblables à des pics neigeux qu’un torrent monstrueux et puissant aurait secoués, roulés, emportés dans une débandade éperdue ? Et ces abîmes qu’elle ouvrait pareils à des gueules de volcans… Ah ! non, non… il n’y avait au monde rien de plus beau, rien de plus magnifique, rien de plus passionnant. Comme le bon Dieu savait faire bien les choses !

Or, avec ces pensées, le capitaine tombait peu à peu dans une rêverie profonde qui l’entraînait bien loin des réalités de la vie.

Mais la finesse de son ouïe veillait. L’habitude lui faisait saisir tout bruit étranger au bruit de la mer. Et voilà qu’un certain grondement lui fit dresser l’oreille, un grondement qui ne ressemblait pas à celui de la mer…

À cet instant, Max passait près de là. Il dit sans s’émouvoir :

— Les Anglais tirent leurs canon sur l’Aurore… Voyez !

Il étendit une main dans la tempête, comme avec un geste de prophète antique.

Le capitaine tourna la tête du côté de la flotte ennemie. Il en voyait encore, mais plus distant, plus faible, le rayon des falots. Soudain, un long jet de flamme jaillit de l’un des navires, et, cette fois, le capitaine put saisir clairement le bruit du canon. Oui, l’Aurore venait d’être signalée. On tirait, sur elle. Bah ! la barque était hors de portée. Si les Anglais avaient des munitions de guerre à gaspiller, c’était leur affaire. Bonsoir, la compagnie ! Bonne nuit, les amis ! Nous autres, vous savez, on file par là.

Le capitaine riait doucement, tout seul à la barre. Max, ailleurs occupé à la manœuvre, était invisible.

Maintenant, on se trouvait en pleine mer… Les lumières dansantes des navires de guerre ne se voyaient plus. Ce qui dansait maintenant, c’était l’Aurore, prise dans un déchaînement de l’océan. Elle roulait, tanguait, montait, descendait, emportée dans une vraie frénésie sous la ruée des vagues immenses qui, à tout moment, s’abattaient sur le pont avec un bruit assourdissant. Pour ne pas être emporté par ces trombes d’eau qui se succédaient rapidement et roulaient les unes sur les autres, le capitaine avait passé sous ses aisselles un câble dont une extrémité était attachée au bastingage. Max, lui, ne portait pas de câble. Il parcourait le pont en tous sens, et d’un pied aussi sûr que s’il eût foulé les sentiers battus de la forêt, ne s’inquiétant nullement des énormes paquets d’eau qui tombait sur lui. Il avait l’air de se jouer des vagues, du vent au souffle de cyclone, de toutes les fureurs des éléments soulevés.

Tout en admirant ce sang-froid et cette tranquille audace de l’Indien, le capitaine lui disait à l’occasion :

— Gare à toi, Max ! Quelque vilaine vague te prendra sournoisement et t’emportera. Ne t’y fie pas trop !

Max haussait dédaigneusement les épaules et continuait à surveiller les agrès du bateau. Il avait dû carguer la grande voile, elle prenait trop de vent et