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LA GUERRE ET L’AMOUR

tant que possible d’ordonner la manœuvre à voix haute, se fiant à Max. Et puis, dans les ténèbres qui régnaient sur le pont, il n’était pas facile au patron, de son banc de quart, de surveiller les agrès du navire. Mais sachant que l’Indien, qu’il ne pouvait pas voir, était là quelque part et surveillait toutes choses, il demeurait tranquille de ce côté. À cet instant, d’ailleurs, on n’était pas encore en mer. Le vent n’arrivait que par petites bourrasques qui n’incommodaient nullement la marche du bateau, et la vague était courte et faible, un peu languissante.

Mais chaque minute qui passait rapprochait sensiblement l’Aurore de la mer. Déjà on pouvait, à peu de distance, voir de nombreux falots se balancer en tous sens, et ces lumières permettaient de préciser assez bien la position des navires de guerre anglais. Le moment le plus critique allait s’offrir : car plus on approchait de la sortie du port ou de la bouche du goulet, plus on diminuait la distance entre l’Aurore et les vaisseaux ennemis. Le capitaine, alors, pouvait craindre que les vigies des bâtiments anglais ne perçussent la voilure haute et blanche de sa barque. Et il n’ignorait pas qu’un seul boulet de canon bien tiré pouvait causer un dégât irréparable. Quant à se voir barrer la route de la mer, cela ne lui paraissait pas possible. L’appareillage prendrait trop de temps à l’ennemi. L’Aurore aurait tout le loisir de prendre le vent de mer et de filer à toute course sur les flots mouvants. Et maintenant voici qu’on touchait presque à la tête du goulet. On pouvait de mieux en mieux entendre le grondement furieux des eaux bouleversées. La voilure s’enflait de moment en moment. La lame devenait plus forte, plus vive, plus haute. La barque oscillait plus rudement de bâbord à tribord, et, là, il semblait que les ténèbres de la nuit s’amincissaient, se dissipaient presque. L’écume blanchâtre des vagues qui battaient les digues et les jetées étendait une clarté diffuse sur la surface de la mer. De temps à autre, à cette étape du voyage, le capitaine pouvait apercevoir ou du moins distinguer la silhouette active de Max qui, fort habilement, manœuvrait cordages et voiles pour donner à la barque autant de vent qu’elle en pourrait avoir besoin à son entrée en mer. Car c’est là qu’on attendait de l’Aurore tout son savoir faire. C’est là que le danger devenait très menaçant ; car, là, on allait frôler, à bien dire, quelques-unes des frégates de la flotte anglaise.

— Voyons, se disait le capitaine en mordant sa pipe, encore trois cents brasses, et je fais la nique aux Anglais.

De moment en moment et à mesure que le grand vent donnait dans la voilure, le petit navire avançait plus rapidement. Il semblait faire des bonds en avant, des enjambées de géant, comme s’il avait hâte d’atteindre l’océan pour y prendre toute sa liberté d’allure. Il se sentait vraiment trop à l’étroit dans ce couloir ; il avait besoin de plus d’air, de plus d’espace et, comme l’oiseau de voler de toute la largeur de ses ailes.

Le même besoin tourmentait l’esprit du capitaine. Aussi, quelle joie débordante lorsqu’il put enfin voir la mer, toute la mer devant lui. Il la salua d’un sourire aussi large que sa barbe. Il eut pour cette vieille amie un regard long et attendri. Enfin, on se retrouvait après plus de cinq mois d’une séparation presque cruelle. Elle, démonstrative, bruyante — mais était-ce joie ou colère ? — dansait une ronde endiablée, une manière d’immense farandole, sautant, s’agitant, se trémoussant de toutes les façons et emplissant l’espace de puissantes clameurs. Lui la contemplait avec une douce sérénité. Il l’écoutait avec un plaisir nouveau. Et pour calmer ses emportements ou apaiser sa joie tapageuse, ainsi qu’il aurait fait d’une haquenée trop fringante, il eût d’une main paternelle caressé sa croups écumeuse.

Cependant, la joie du revoir ne faisait pas oublier au vieux pêcheur la présence des vaisseaux anglais. Il percevait assez nettement leurs silhouettes sombres et dansantes et estimait n’en être qu’à la portée du fusil.

Tout à coup, la barque parut se secouer, frémir dans toute sa carène, comme s’apprêtant à prendre un prodigieux élan dans le subit gonflement de ses voiles. Une vague de mer, venue en sourdine au long d’une digue, l’avait soudain prise au flanc, soulevée et sortie du goulet. Et voilà, enfin, qu’on avait traversé tout le bassin du port, franchi tout le couloir jusqu’à la nappe de l’océan, sans accident, sans avoir éveillé l’attention des sentinelles, des guetteurs ou des vigies. Et maintenant l’« Aurore » prenait la mer et pointait sa proue dans une direction opposée à celle des vaisseaux ennemis. Ce n’était pas encore tout à fait le salut, car on était encore à portée des canons anglais. Mais il ne serait pas long que l’« Aurore » aurait diminué, aboli cette portée. Déjà elle filait vivement, toutes voiles hautes et pleines, bondissant sur la crête des vagues mugissantes, inclinant avec aisance et grâce son flanc gauche sur le flot, caressant ou rude, selon l’humeur que le prenait. Et ce flot, comme irrité ou joyeux, lançait de temps en temps des