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LA GUERRE ET L’AMOUR

au nettoyage de la vaisselle. Mais elles ne perdaient pas un mot de l’entretien des hommes. Louise ne quittait pas des yeux Olivier, tandis que ses lèvres retrouvaient leur sourire candide et confiant. De son côté. Olivier tournait souvent vers elle ses yeux chargés d’amour et ne manquait pas de lui sourire. Tous deux s’aimaient au point que, pour se comprendre, il ne leur fallait plus que l’échange d’un coup d’œil, un simple geste, un sourire à peine esquissé.

Et maintenant Olivier demandait au maître de la maison.

— Et l’Aurore, capitaine, est-elle prête à prendre la mer ?

— Prête… je pense bien. J’ai terminé sa toilette aujourd’hui. Les glaces, comme tu sais, sont déjà parties dans l’anse. Une fois que le goulot[1] sera débloqué, nous n’aurons qu’à appareiller et… file !

Pour pénétrer dans le port de Louisbourg ou pour en sortir, il fallait suivre un col étroit offrant une défense naturelle qu’on pouvait aisément rendre inaccessible en y installant quelques batterie de canons. Donc, avec son port inaccessible, ses fortifications qui avaient coûté à la France plus de vingt-cinq mille livres, et avec les nombreuses défenses, tant naturelles qu’artificielles, qui l’entouraient, Louisbourg passait à juste titre pour la plus solide forteresse du nouveau monde. D’un côté, ses murailles de pierre, épaisses et hautes, et la mer lui étaient une protection presque absolue ; sur terre, un fossé large de quatre-vingts pieds et profond de vingt en protégeait l’abord. Pour entrer dans la place, comme pour en sortir, on faisait usage d’un pont-levis. D’autre part, les aspérités et accidents du terrain environnant, ses rochers, ses hauts côteaux fortement boisés et d’immenses marais infranchissables dans la saison du printemps empêchaient l’approche de la place.

Dans ces conditions, la moindre des garnisons pouvait contenir un ennemi dix fois supérieur en nombre et cinq fois en armements, pourvu que cette garnison eût à sa tête des hommes de valeur. Mais en ce printemps de 1745 Louisbourg manquait de tels hommes.

Néanmoins, si l’on ne pouvait compter sur les hommes qui commandaient, on pouvait toujours se fier à la solidité de la place et se convaincre de l’impossibilité pour les Anglais de l’aborder.

Voilà ce qu’Olivier Rambaud venait d’expliquer en détail à ceux qui l’écoutaient. Maintenant les deux femmes, leur ménage terminé, étaient venues se joindre aux hommes devant la haute cheminée. Louise s’était assise tout près de son fiancé, si près que, de temps à autre, leurs mains se joignaient et se pressaient avec tendresse.

Le premier sujet de conversation se trouvant à peu près épuisé, on se mit à parler de la prochaine saison de pêche, genre d’entretien qui tombait tout à fait dans la manche du patron de l’Aurore. Et c’était lui qui, à son tour, parlait avec volubilité : c’était en réalité le seul sujet de conversation où il se sentît à son aise. Oui, le capitaine pouvait maintenant bavarder, sachant bien de quoi il parlait. Et pour la prochaine saison de pêche il prévoyait de très grosses prises, des levées formidables, à pleins filets. Il voyait ça à certains signes atmosphériques et par les marées, toutes choses qu’il ne pouvait pas expliquer, c’est vrai, mais sur lesquelles il pouvait se baser par l’expérience qu’il avait acquise. Déjà, depuis l’automne d’avant, le capitaine tenait de fortes commandes, entre autre celle d’un gros négociant des îles, une commande de quarante tonnes de morue et deux cent barils de flétan. À ce propos le vieux marin avait déclaré :

— Je pense bien qu’il va falloir embaucher un autre manœuvre : nous ne serons pas trop de cinq cette année.

— Tiens ! dit Auréle, ça tombe bien. Hier, justement, Pierre Leblanc me demandait si l’on aurait pas besoin d’un autre gars à bord pour la saison.

— Comme ça, dit le capitaine, il songerait à lâcher la « Silhouette » du père Aucoin ?

— Il paraîtrait. Mais Pierre ne m’a rien dit à ce propos-là. Comme vous savez, il n’est pas bavard d’ordinaire. Il m’a seulement fait la question. Quant à moi, je ne tenais pas à savoir ses affaires avec le père Aucoin.

— C’est juste, nous n’avons pas à nous mêler des affaires des autres. Tout de même, entre nous, nous pouvons bien nous confier certaines choses sans faire de mal à personne, n’est-ce pas ? Eh bien ! mes amis, je pense à une chose tout de suite, c’est que le père Aucoin n’a pas été chanceux l’an passé. Vous savez comme moi, et comme tout le monde d’ailleurs, qu’il est souvent revenu de la pêche avec seulement des demis et des quarts de cargaison. Ce n’étaient pas des voyages bien payants, et de tels voyages, il ne faut pas en faire un grand nombre pour se caler. C’est ce qui est arrivé, et

  1. « Goulot » pour « Goulet », signifiant passage ou entrée étroite d’un port de mer. « Goulot » est employé dans le langage familier des marins acadiens et canadiens.