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LA GUERRE ET L’AMOUR

défendre leur honneur et celui de la France ; malheureusement, l’oisiveté et le culte des plaisirs que leur enseignaient manifestement leurs maîtres, Duchambon et Bigot, les rangeaient dans la catégorie des hommes sans valeur. On était jeune et enthousiaste, on se croyait le maître du monde, et l’on prétendait qu’il fallait « célébrer » la vie. C’est pourquoi on crevait les barriques de vin, on festoyait autour de tables royalement chargées. On faisait sauter sur ses genoux des filles venues de France aux appels même de Bigot et que l’on entretenait à même les deniers publics, malgré les protestations indignées de certains notables de la ville.

Devant de pareils spectacles, comment le peuple de l’île Royale pouvait-il avoir confiance en la loyauté et en la capacité de ses dirigeants ?

Et voici que l’ennemi apparaissait à l’improviste. L’alerte était donnée. Chacun voyait sa vie, sa famille et son foyer menacés. Alors, malgré l’indécision des chefs, en dépit du mauvais vouloir de la majorité des soldats et de l’insoumission de plusieurs (un bon nombre, en effet, étaient tout disposés à jeter leurs armes à la mer), les habitants de la ville, et ceux de l’île venus chercher refuge dans la forteresse, insistèrent pour qu’on se préparât à toutes les éventualités possibles.

Ce soir-là même il y eut conseil de guerre chez l’administrateur Bigot, et bien qu’on ne connût point la véritable intention de la flotte ennemie, on décida que tout le nécessaire serait fait pour mettre la place en état de soutenir un long siège.

On se mit donc à l’œuvre.

Les magasins étaient assez bien remplis ; néanmoins, par mesure de précaution, on décréta de réquisitionner tous les habitants de l’île et d’emmagasiner autant de vivres qu’on en pourrait trouver. On envoya des chasseurs chercher du gibier dont on ferait des salaisons. Les poudrières étaient pleines. On possédait des armes en nombre suffisant pour armer toute la population. En vérité, il fallait peu de chose pour se mettre en bon état de défense. Avec ses murailles de maçonnerie, son armement, ses soldats réguliers au nombre de six cents, ses huit ou neuf cents miliciens, (pêcheurs, ouvriers, commerçants, bourgeois et paysans), et sans tenir compte de ses défenses naturelles, Louisbourg, cette année-là, pouvait résister victorieusement à l’ennemi, soutenir un long siège, et même repousser les assaillants si, d’aventure, ils parvenaient à mettre pied à terre.

Malheureusement, l’indécision et l’inertie des chefs, à certains moments, sinon leur couardise, allait tout compromettre et tout perdre.

♦   ♦

Chez le capitaine Dumont, le souper s’achevait comme il avait commencé, silencieux, presque morne.

Dehors, le vent de la mer s’élevait, on entendait les premières rafales passer avec de longs sifflements dans les arbres de l’enclos. De temps à autre, des craquements sonores retentissaient au loin, tantôt pareils à des coups de feu, tantôt semblables au bruit que peut faire la charpente d’un bâtiment que le vent ébranle, c’étaient les glaces qui se fendaient, cassaient, se brisaient au choc des vagues hautes que le vent poussait contre l’île.

— Tenez, mes amis, fit tout à coup le capitaine, je ne serais pas étonné que la glace nous débarrasse avant longtemps ; ce vent-là, avec la mer qu’il doit faire, va rudement l’ébranler en tout cas.

Personne ne fit d’observations sur le propos, le même silence demeura. Louise elle même, probablement découragée par le mutisme des autres, ne cherchait plus à reprendre la conversation.

Comme il allait se lever de table, chacun ayant achevé son repas, un grand jeune homme entra, saluant avec aisance les gens de la maison et s’excusant de les déranger.

— Mais non, mais non, s’écria le capitaine, dont la figure retrouva toute sa sérénité ; tu ne nous déranges pas le moindrement, mon garçon. Seulement, tu arrives peut-être un peu tard.

Et, souriant, il ajouta, montrant la table et les plats qu’on n’avait pas vidés entièrement.

— Je pense qu’il en reste assez pour t’emplir la panse quand même.

— Merci, capitaine, merci. J’ai pleinement satisfait déjà aux exigences de mon appétit.

Mais Louise accourait à lui, les mains tendues dans un accueil empressé et affectueux.

— Je suis bien contente de vous voir, Olivier, dit-elle avec un bon sourire.

— Et moi donc, ma chère amie…

Il avait pris ses deux mains, petites et blanches, qu’il portait galamment à ses lèvres dans une courte révérence.

Ce jeune homme était le second manœuvre de l’Aurore, Olivier Rambaud. Il eût paru difficile de le prendre pour un pêcheur, pour un simple et modeste matelot. Il avait toute l’apparence d’un haut bourgeois, surtout lorsqu’il se fut débarrassé du long manteau brun qui l’enveloppait, alors qu’il apparut très