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bien certaine qu’elle ne refusera pas de nous accompagner. C’est donc entendu, cher ami, ajouta-t-elle avec un coup d’œil expressif à son mari, je vais donner l’ordre d’atteler.

Thérèse se sentait prise comme en des serres qui la réduisaient à l’impuissance, et une fois encore elle se soumit. Elle ne ressentait encore aucune peur, mais elle se demandait avec inquiétude ce qu’allaient penser de son absence prolongée Étienne et Aramèle.

Ce King’s Inn qu’on lui vantait ne l’attirait pas. Et les amusements et la belle société dont on lui avait parlé ne la tentaient pas le moins du monde. Elle n’avait aucune idée de ce qu’était la société mondaine, et ne ressentait nul désir ni besoin de la connaître. Elle trouvait tout son bonheur entre la tendresse de son frère, la bienveillance d’Aramèle et les respectueuses attentions, pour ne pas dire l’amour ardent de Léon DesSerres. Hors de cette atmosphère la jeune fille se trouvait désorientée, égarée, et elle ne pouvait que souffrir.

Elle était donc très mal à l’aise chez les Whittle. Mais qu’aurait-elle pensé si elle avait connu, ne fut-ce que par ouï-dire, ce qu’était le King’s Inn où on allait l’emmener ? C’était bien, comme l’avait déclaré le major, le rendez-vous de « young ladies », mais non des plus honorables, et les jeunes Anglais y recherchaient les aventures galantes. À cette société se mêlaient des femmes mariées peu soucieuses de leur réputation, telle Mrs Whittle. On y rencontrait encore beaucoup de maris qui y venaient chercher des distractions que ne leur donnait pas le foyer conjugal. Mais, une chose sûre, la bonne, la vraie et honnête société anglaise n’y mettait jamais les pieds, elle connaissait trop de réputation le King’s Inn.

Cette hôtellerie était située au delà du Faubourg Saint-Roch, et sur la rive gauche de la rivière Saint-Charles, à quelques pas de la route de Charlesbourg. Elle comprenait trois pavillons, formant triangle, réunis par deux ailes à un unique étage. Le milieu faisait cour, et en traversant cette cour on aboutissait à l’entrée principale dans le pavillon du centre. Le pavillon de droite contenait le logement exclusif de la tenancière, une Mrs Loredane, et de sa fille, Miss Lottie. L’aile unissant ce pavillon à celui du centre servait de cuisine et de logement aux serviteurs. Le pavillon central, beaucoup plus spacieux que les deux autres, comprenait une grande salle commune, un vaste réfectoire et quelques salons. L’aile suivante renfermait des appartements pour les voyageurs. Enfin le pavillon de gauche avait été converti en une salle de danse. Un mur de pierre haut de six à sept pieds entourait l’hôtellerie. Cette construction, faite de grosses pierres grises et rugueuses, avec ses fenêtres étroites, basses et grillagées, offrait un aspect massif et lourd de prison. Cette propriété, jusque vers 1755, avait servi de maison de retraite aux Pères Récollets qui l’avaient bâtie. En 1759 on s’en servit comme poste de ravitaillement de l’armée du général marquis de Montcalm. Plus tard, durant l’hiver de 1775, elle allait servir de quartiers à l’état-major du Colonel Arnold qui, avant de reprendre le chemin de la Nouvelle-Angleterre, la ferait raser.

Après la reddition de Québec, en 1759, cette propriété avait été acquise par la veuve d’un capitaine, Hugh Loredane, de l’armée anglaise, tué, en même temps que Wolfe, sous les murs de la cité. Mrs Loredane, sa veuve, afin de pourvoir à sa subsistance et à celle, de sa fille unique, Miss Lottie, avait converti la maison en auberge qu’elle avait décorée du nom pompeux de « King’s Inn ». Mrs Loredane était une femme d’une cinquantaine d’années, à l’allure jeune encore et aimant fort les plaisirs. Elle avait été belle dans sa jeunesse, mais à présent l’embonpoint et la graisse lui avaient enlevé la grâce et l’élégance. Son visage couperosé ne possédait plus la physionomie charmante de la jeune fille, et son nez rouge laissait penser qu’elle faisait un usage immodéré des vins. Et, chose curieuse, femme aux mœurs très douteuses, Mrs Loredane évitait avec un soin jaloux que sa fille ne se mêlât à la clientèle louche qui fréquentait son auberge. La jeune fille n’avait pour toute compagne qu’une institutrice écossaise, et pour tout plaisir que la promenade dans la campagne voisine en compagnie de l’institutrice. Deux ou trois fois seulement sa mère l’avait admise dans les réunions intimes.

Mrs Loredane ne recevait pas son monde comme une simple tenancière, mais comme une maîtresse de maison. Et tout, clientèle, mobilier, serviteurs, y était si hétéroclite que cette auberge aurait pu être appelée à juste titre « The Curiosity Inn »,