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LA TAVERNE DU DIABLE

protégé contre tout attentat. Aux populations rurales il avait fait savoir de continuer à vivre et à travailler comme si de rien n’était. Au nom du congrès américain, il avait promis que les lois actuelles du pays ne seraient en aucune façon changées, à moins d’une demande expresse de la majorité, que la langue française serait langue du pays, que la religion catholique conserverait toutes ses prérogatives, et, mieux encore, qu’il rendrait au peuple les droits ou libertés qui lui avaient été ravis depuis l’existence du régime britannique. Mais en même temps, Montgomery avait fait entendre que le peuple, en retour de ces privilèges ou de ces promesses, refuserait en toutes occasions de supporter la cause des assiégés.

Or, le peuple jusque-là n’avait eu qu’à se réjouir des bons procédés des Américains, et, voyant que déjà Montréal et Trois-Rivières paraissaient très bien s’arranger sous le système nouveau, il était tout enclin à se ranger sous le drapeau américain. Certes, il faut avouer que dans la masse du peuple il restait encore bien des défiances, bien des incertitudes, et tant que Québec ne serait pas possession américaine, le peuple ne demeurerait pas tout à fait convaincu. Montgomery comprit cela, et il décida de tenter la prise de Québec. Son ingénieur, le major Lucanius, lui avait apporté un plan militaire de la cité qui lui permettait d’y faire entrer ses troupes presque sans coup férir. Cette tentative fut résolue pour la nuit du 30 décembre.

Les circonstances allaient, par surplus, favoriser les Américains.

Vers onze heures de la soirée une neige fine avait commencé de tomber, puis graduellement le vent s’était élevé, et avant deux heures du matin une forte tempête se déchaînait sur tout le pays. L’occasion ne pouvait mieux se présenter pour une marche contre la ville. Le vacarme de la tempête empêchait la garnison de surprendre les bruits du dehors, de sorte que les Américains pouvaient s’approcher des murs de la cité sans être inquiétés.

Montgomery divisa le total de ses forces, qui s’élevaient à quelque douze cents hommes, en quatre colonnes. Deux colonnes furent chargées de simuler des attaques du côté nord de la ville, afin d’attirer de ce côté l’attention et le gros de la garnison. Disons que ces deux colonnes comprenaient deux cents Canadiens qui avaient embrassé la cause américaine. Les deux autres colonnes reçurent mission de pénétrer dans la basse-ville. L’une, conduite par le colonel Arnold, devait tourner la cité du côté de la Rivière Saint-Charles et emporter le système de barricades qui avaient été élevées sur les rues Sault-au-Matelot et les barrières dressées dans les ruelles avoisinantes. L’autre, commandée par Montgomery en personne, tenterait l’entrée en la basse-ville par la rue Champlain.

Ces quatre colonnes devaient donc s’élancer à l’attaque simultanément. Mais avant que tout fût près pour cette attaque, la nuit s’était presque écoulée. Il était quatre heures lorsque Montgomery fit lancer les fusées qui allaient donner le signal.

Mais ces fusées furent aperçues d’une partie de la garnison. L’alerte fut donnée. De même qu’en la nuit du 22, toute la ville fut sur pied en moins de dix minutes. Cette fois Carleton avait ordonné à toutes les églises, monastères, hôpitaux, de mettre en branle leurs cloches. Mais cette nuit-là il ne se produisit aucun désordre, aucune panique, l’on savait que c’était l’attaque préméditée par les troupes américaines et l’on était sur le qui-vive et désireux enfin d’en finir.

La première attaque fut donnée du côté de la campagne entre la porte Saint-Jean et la porte Saint-Louis. Les Américains se portèrent contre les murs de la cité avec des petits canons qui faisaient plus de bruit que de mal. Ils n’avaient qu’une batterie de quelque importance, et cette batterie avait reçu ordre de lancer ses projectiles vers le centre de la cité afin de maintenir sur les dents la garnison de la haute-ville. Ce premier bombardement créa de l’inquiétude dans la population de la ville. Carleton lui-même commença de craindre un succès pour les armes américaines. Comme on ne connaissait pas exactement la valeur de l’artillerie américaine, certains pessimistes clamaient que les murs de la cité ne dureraient pas deux heures contre la pluie de fer qui les battait terriblement. Naturellement, l’obscurité de la nuit faisait exagérer toutes choses. Toutefois, par prudence, Carleton jugea qu’il fallait renforcer encore la garnison et les armements du côté de la campagne, et ce au détriment des défenses de la basse-ville. En effet, quelques bataillons reçurent ordre de monter à la haute-ville et d’emmener avec eux quelques pièces d’artillerie. On était loin de s’imaginer l’attaque dont la ville basse allait être l’objet, et du danger qui allait menacer toute la ville.

Montgomery, le premier, avait donné l’attaque en emportant presque sans difficulté