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LA SECOUSSE

M. BERNIER.(tremblant de colère) C’est assez, Julie. Je commence à sentir la secousse… et tu la connais, prends garde !

(Un temps. M. Bernier se promène avec agitation. Mme Bernier observe son mari avec crainte. Plus tard elle s’approche de lui, l’arrête par un bras qu’elle a saisi de ses deux mains.)

Mme BERNIER.(conciliante) Écoute, André, je vais te confier un secret, et cette confidence sera, je l’espère, le point d’équilibre de nos pensées et de nos actes. Mais je te préviens que ce secret n’est pas le mien… c’est le secret de Jules, c’est-à-dire…

M. BERNIER.(défiant) C’est-à-dire que vous avez entre vous deux des secrets qu’on me cache ?

Mme BERNIER. — Je n’ai moi-même reçu la confidence de Jules que ce matin.

M. BERNIER.(jaloux) Pourquoi cette confidence ne me l’a-t-il pas fait à moi également ?

Mme BERNIER. — Il est des choses, mon ami, qu’une oreille de père ne pourrait entendre comme l’oreille d’une mère. N’as-tu pas été enfant ?… N’as-tu pas, en certaines circonstances, couru à ta mère avant d’aller au père ?

M. BERNIER. — Je l’avoue. Mais le secret… la confidence ?

Mme BERNIER. — Jules veut se marier…

M. BERNIER.(se mettant à rire) Non… ce n’est pas possible !

Mme BERNIER. — Je t’assure que Jules est sérieux.

M. BERNIER. — Je t’assure, moi qu’il est malade.

Mme BERNIER.(sur un ton découragé.) Peut-on s’entendre avec toi !

(Elle va s’asseoir sur un divan)

M. BERNIER.(gouailleur) Et notre malade… qui donc veut-il épouser ? La fille d’un millionnaire nul doute ? Car je sais qu’il a de fort bonnes dents ce Jules !

Mme BERNIER.(boudeuse) Cesse de railler.

M. BERNIER. — Je dis que Jules a l’appétit de millions.

Mme BERNIER. — Le mariage le mûrira.

M. BERNIER. — Je le trouve joliment mûr déjà… mûr pour la maison des fous !

Mme BERNIER. — Décidément, tu ne veux rien comprendre.

M. BERNIER. — Parce que je ne crois pas à ce mariage.

Mme BERNIER. — Pourquoi me l’aurait-il confié ?

M. BERNIER. — Bah ! comme il te confierait toute folie nouvelle qu’il prépare ou médite.

Mme BERNIER.(se fâchant) Allons ! tu es impossible !

M. BERNIER.(riant)… Non pas. Ce n’est certes pas moi qui fais acte d’impossibilité, c’est ton Jules. Mais admettons que l’aventure se réalisera : veux-tu me dire le nom de ma future bru ?

Mme BERNIER. — Je ne la connais pas.

M. BERNIER. — Ah ! bon, en voilà une superbe ! Mon fils se marie, et moi, son père, je ne saurai pas à quelle bru je devrai accorder mes hommages paternels ! Julie, tu te laisses blaguer par ce grand blagueur de Jules. Je te répète qu’il importe de l’envoyer manger un peu de misère.


Scène DEUXIÈME

Les mêmes — Louis

M. BERNIER.(à Louis entrant) Ah bien ! Louis, tu arrives à propos. Sais-tu la nouvelle qui me tombe sur le front ? Non ?… Une nouvelle étourdissante, assommante…

Mme BERNIER. — André, je t’ai dit que le secret de…

M. BERNIER. — Le secret de Jules est devenu ton secret, maintenant ce secret est mon secret, et ce secret à force d’être un secret n’est plus un secret du tout !

LOUIS.(ton badin) Voilà bien un tas de secrets hors desquels la discrétion commande de me retirer.

(Il va pour s’éloigner)

M. BERNIER. — Non… demeure. Je dis donc que ce secret n’est plus un secret du tout, ou bien je confesse que je suis un navet.

LOUIS. — Mon père, vous excitez vivement ma curiosité. Mais si je vous disais que je vous apporte également un secret ?…

M. BERNIER.(riant) Ah ! bien, par exemple, nous sommes aujourd’hui la grande journée aux secrets ! Alors qu’as-tu à nous confier de particulier ou de mystérieux ?

LOUIS. — Rien que de très naturel : Je me marie !

M. BERNIER.(sursautant) Bon ! v’lan !… toutes les bombes à la fois !

(Il éclate de rire)

LOUIS.(étonné) Pourquoi, une bombe ?

M. BERNIER.(riant plus fort) Je voulais dire tous les malheurs !

LOUIS. — J’espère bien que vous ne considérez pas le mariage comme un malheur ?

M. BERNIER.(s’essuyant les yeux) Non pas, non pas, que diable ! Si cela était le mariage ne serait plus de ce monde. Néanmoins, il est bien permis d’admettre, sans scandaliser personne, que bien des mariages sont autant de malheurs. Mais, tu sais, j’aime à plaisanter. Car c’est si drôle, des fois, l’enchaînement des hasards de la vie, ou des événements de chaque jour ; et l’on se demande comment d’un accident naît un autre accident comment d’un fait ordinaire surgit un fait extraordinaire ! Tu ne me comprends pas ?… Eh bien ! je ne me comprends pas non plus. Mais pourtant tu vas comprendre… Sais-tu une chose ?

LOUIS.(avec embarras) Où voulez-vous en venir ?

M. BERNIER. — À ceci : tu te maries, hein ?… Eh bien ! Jules se marie également !

LOUIS.(ricanant) Jules… Mon Dieu ! c’est un farceur !

M. BERNIER. — Farceur ? Juste. Tu ne m’apprends rien de neuf.

Mme BERNIER.(sévère) Tâchons de respecter les absents !

M. BERNIER. — Tu as raison, ma chère amie ; d’ailleurs avec lui j’aurai toujours le temps de me rattraper.