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C’est ainsi que nous la trouvons ce soir-là, ce même soir où Jules Marion brisait le cœur de Violette Spalding.

Angèle, toute boitante, ronchonnant des paroles inintelligibles, enlevait les couverts de la table : on venait de terminer le repas du soir.

Cependant, elle laissait à sa place le couvert de Jules et disait, l’humeur assez mauvaise :

— Qu’est-ce qu’il fait, ce soir, qu’il n’arrive pas ?

— Quelle heure est-il donc ? demanda la vieille femme.

— Il passe sept heures. Lui qui ne manque jamais l’heure… comprenez-vous ça ?

— Il aura peut-être soupé avec monsieur le Curé Marcotte, ça lui est déjà arrivé.

— Il aura bien fait, répliqua Angèle d’un accent grognon. Et soupé ou non, j’ai bonne envie de lui enlever son couvert.

— Quoi ! il ne fait pas de mal sur la table. Si Jules a soupé quand il rentrera, eh bien ! le couvert sera toujours placé pour demain matin.

Angèle marmotta quelque chose et passa dans la cuisine pour laver sa vaisselle.

C’était une fille très grasse, joufflue comme tout, très potelée, la taille courte et ronde, avec une tête brune et les traits de son frère.

Lorsqu’elle était de bonne humeur, c’était la meilleure des filles Angèle… un cœur d’or ! Et ce cœur, elle l’avait sur la main, comme on dit.

Sa trente-cinquième année était sonnée depuis quelques mois déjà. De vingt à trente ans elle avait trouvé à se marier bien des fois. Mais toujours elle avait déconcerté le soupirant, et, pour se consoler, elle disait : « Ce n’est pas encore le mien ! »

En dépit de son infirmité, elle avait trouvé ou attiré une vingtaine de ces soupirants : mais elle les avait systématiquement renvoyés l’un après l’autre, répétant avec opiniâtreté : « J’attendrai le mien ! »

Or, comme beaucoup d’autres, elle avait trop attendu. Aujourd’hui, ses trente-cinq ans étaient révolus, depuis longtemps les amoureux se tenaient à l’écart, et le « sien » n’était pas venu.

Mais, philosophe, elle en prenait son parti.

— Vieille fille… c’est vrai ! avait-elle l’habitude de dire quand on la narguait. Mais une chose certaine s’il y a du désaccord dans le ménage, ce ne sera toujours qu’avec moi seule !

Et puis, elle vénérait sa mère aveugle qu’elle finissait par se réjouir de ne s’être pas mariée.

Et elle ajoutait, peut-être avec raison :

— Ils sont assez rares les gendres qui aiment à s’encombrer d’une belle-mère, encore moins