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LA PRISE DE MONTRÉAL

— Plus rien à faire… chacun à son caboulot !

Et il s’était dirigé vers son logement chez le père Ledoux. Il trouva les deux époux en train de se mettre au lit. Mais Lambruche ne voulut pas se coucher à son tour sans avoir été mis au courant de l’histoire du message de Montgomery au brigadier Livingston. Le père Ledoux, de son lit, lui en fit la narration.

Comme d’habitude, le capitaine s’était assis par terre, accoté contre le mur. Il écoutait les paroles qui lui arrivaient par la porte entre-bâillée de la chambre, et bâillait plus que la porte elle-même. Lorsque le père Ledoux eut terminé son récit, Lambruche, sans faire le moindre commentaire, s’enveloppa dans son manteau et s’étendit sur le plancher, disant :

— Ça ne vaut pas la peine de monter au paillasson, attendu qu’on n’en a que pour une heure ou deux à faire la ronfle. Bonsoir la compagnie !

Mais déjà la mère Ledoux faisait « la ronfle », et peu après son mari l’accordait de la plus belle allure. Mais Lambruche, malgré qu’il eût sommeil, ne parvenait pas à s’endormir. Quelque chose lui trottait par l’esprit, c’est-à-dire cette histoire de message lui pesait sur le cerveau de même qu’un lourd fromage lui aurait pesé sur l’estomac.

Au bout de dix minutes il se leva en grognant, et quitta la maison.

Mais il avait fait assez de bruit pour réveiller la mère Ledoux qui lui cria :

— Eh, quoi ! Lambruche, tu ne dors donc pas ?

— Non, Mame Ledoux, avait répondu Lambruche en bâillant, je n’ai pas de plomb dans l’œil. Je m’en vais à la taverne boire un coup en attendant que le trimbalon sonne la charge.

Mais au lieu d’aller en quelque taverne, dont plusieurs étaient encore fort bruyantes, Lambruche eut l’idée d’aller faire un tour vers les fortifications du bord de l’eau. Il s’étonna, quand il fut sur la rue Saint-Paul, de trouver la solitude et le silence ; barricade, parapets, portes, poternes, tout était déserté.

— Tonnerre du Diable ! grommela-t-il, c’est comme si on n’était plus en guerre ! Tout le tas de caleurs a sacré le temps pour s’abrutir à la buvette ! Et moi… est-ce moi qui suis l’imbécile ou les autres ? Sacre de sacre, je ne peux toujours pas garder la cambuse à moi seul. Si tout le monde est fou, je ne le suis pas moins, et dame ! puisqu’on ronfle ou ribote et que je ne me sens plus l’œil lourd, j’ai envie de me faire cascadeuse, de m’attifer à la rose, m’astiquer d’un jupon et me corser d’un canizou… Quoi ! puisqu’on veut faire du carnaval !… Non, après tout ça, c’est écœurant ! Vaudrait peut-être mieux leur décharger un canon dans le ventre à toute cette sacripaille !…

Il se tut, marmottant plusieurs jurons, puis, pensif, se mit à suivre le chemin de ronde. Tout à coup il s’arrêta en tressaillant. Oh ! oh ! qu’était-ce cela ?… Ne voyait-il pas à vingt toises de lui trois ombres humaines profiler leurs silhouettes contre la pierre grise des maisons ?…

D’un bond de côté il se trouva dans l’ombre épaisse d’un bastion, et de là, invisible, il put surveiller les trois ombres. Il les vit s’arrêter devant la barricade de la Porte du Marché.

Comme on le sait, c’était Montgomery avec Lady Sylvia et le major Harrisson.

Lambruche entendait son cœur battre avec violence.

Qu’allait-il se passer ?

Il le sut bientôt, non sans un certain émoi, losqu’il vit passer, homme par homme, les quatre régiments de Livingston. Et il vit ces soldats disparaître un à un dans des hangars qui avoisinaient la maison de commerce de Lady Sylvia. Lorsque les hangars furent remplis, les soldats américains encore sans abri furent gîtés dans l’immeuble de Lady Sylvia.

Lorsque le dernier soldat eut été casé, et quand Montgomery se fut retiré avec Lady Sylvia et le major anglais, Lambruche quitta son poste d’observation et gagna la rue Notre-Dame au pas de course. Dans le premier cabaret sur son chemin il trouva une cinquantaine de miliciens en train de faire la fête.

— À l’ordre ! tonna la voix du capitaine.

Ce fut un coup de tonnerre.

Les cinquante miliciens formèrent les rangs et Lambruche leur donna des ordres rapides. Ils gagnèrent la rue St-Paul. Lambruche courait à d’autres tavernes et jetait le même cri. Tant et si bien qu’en moins d’une demi-heure il avait rassemblé sur la rue Saint-Paul deux cent cinquante hommes. Il fit traîner, sans bruit, des canons devant l’immeuble de Lady Sylvia, fit entourer la maison et les hangars voisins, et recommanda à ses hommes la plus grande vigilance.

— Silence, pas un mot ! murmura-t-il. Ne