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LA MÉTISSE

province de Québec, venu dans sa jeunesse au Manitoba pour s’établir, avait épousé à Winnipeg une métisse. Unique enfant de ce mariage, elle avait été placée dès l’âge de dix ans dans un pensionnat où elle avait reçu une sérieuse éducation. À dix-huit ans elle perdait son père, à vingt ans, sa mère, et la jeune fille, sans argent, sans bien aucun, se fit institutrice pour subvenir à son existence. Durant huit ans elle fit la classe aux petits enfants de sa race. Malgré les statuts scolaires qui prohibaient l’enseignement de la langue française, elle apprit à ses petits l’histoire de leur pays et ne cessa de les instruire dans leur langue maternelle, ne consacrant à la langue anglaise que peu de temps. À diverses reprises des inspecteurs d’écoles lui donnèrent des avertissements sérieux ; elle n’y prit garde. Enfin, elle fut menacée de destitution. C’est alors qu’elle répondit fièrement :

— C’est à des petits canadiens-français que je fais la classe, et non à des sauvages !

Elle fut destituée.

Alors, ne connaissant aucun métier, n’ayant personne pour s’occuper d’elle, nul à qui se recommander et qui pût lui trouver un travail selon son éducation, elle se fit servante.

Le fermier MacSon, veuf depuis quelques mois, la prit à son service pour le soin du ménage et la surveillance des deux enfants, Joubert et France.

Héraldine Lecours avait, pour dire, adopté les enfants de MacSon, elle venait de commencer leur éducation comme si tous deux eussent été ses propres enfants. De jour en jour son attachement à Joubert et France MacSon avait grandi, et sa tendresse d’amie était devenue bien vite une tendresse de mère.

Les deux petits sentaient qu’ils avaient retrouvé une maman, et, heureux, confiants, se jetaient dans les bras de cette étrangère à laquelle ils murmuraient, dans un sourire d’ange, sous les baisers ardents de cette mère nouvelle ;

— Didine !

— Maman Didine !


IV


Après avoir serré les deux petits dans ses bras, Héraldine les conduisit à la table, les installa chacun devant une assiette remplie de gruau, et dit ;

— Soyez bien sages, petits, pendant que je vais traire les vaches ; n’est-ce pas ?

— Oui, Didine, nous serons bien sages.

Et les deux bambins se mirent à manger avec cet appétit que donne l’air vivifiant et pur du matin.

Au moment où Héraldine allait sortir pour se rendre à l’étable, le fermier entra.

Son regard dur et dédaigneux pesa sur la servante, et il dit sur un ton rogne ;

— Faut-il te mener à tes vaches à coups de pied, Métisse ?

Elle, sans mot dire, tête basse, sortit.

MacSon jeta sur une chaise son chapeau, et sans paraître voir les deux enfants qui avaient jeté sur leur père un regard furtif et apeuré, traversa la cuisine, pénétra dans un passage au bout duquel un escalier étroit montait à l’étage supérieur. Là, il s’arrêta et appela rudement :

— Esther !

Une voix d’en haut répondit :

— Oui, papa.

— Descends déjeuner ! commanda le fermier d’une voix moins dure cette fois.

— Je descends dans la minute, répondit la même voix.

Le fermier revint dans la cuisine, se mit à table, regarda avec indifférence ses deux enfants qui, silencieux et craintifs, mangeaient lentement leur gruau, et attendit.

Peu après une jeune fille parut.

Elle s’arrêta dans la porte de la cuisine et, avec un faible sourire aux deux enfants, elle prononça dans un français pétri de l’accent britannique :

— Bonjour, Joubert ! Bonjour, France !

— Bonjour, Esther ! répondirent en chœur les deux bambins.

Cette jeune fille apparaissait dans une mise négligée. À sa robe endossée de travers, mal agrafée, à voir les lacets de ses souliers traîner sur le plancher, avec des cheveux très roux en désordre, ses yeux bleu de ciel sans éclat et bouffis de sommeil, son teint mat piqué légèrement de grains de rousseur qu’une ablution d’eau froide n’a pas vivifié, on devine qu’au sortir du lit elle n’a pas accordé la moindre peine à une toilette du matin.

À l’apparition de cette jeune fille le fermier parvint à esquisser de ses grosses lèvres un maigre sourire et dit :

— Esther, je t’attendais pour déjeuner.

La jeune fille, sans hâte, avec une démarche lourde et nonchalante, se mit à servir son père de mets préparés par la servante et laissés sur le poêle. À son tour elle s’assit à table, et le repas se poursuivit dans un silence complet.

La figure froide, morose et antipathique du fermier semblait refroidir, non seulement les tempéraments les plus chauds, mais les aliments également. On eût juré que la présence de cet homme figeait êtres et choses. À son apparition, le sourire ébauché s’éclipsait, l’œillade jetée s’arrêtait à mi-chemin, la parole commencée s’éteignait… tout devenait d’une immobilité de statue, tout se taisait comme une tombe lugubre.

Vers la fin du repas, Héraldine revint de l’étable apportant deux seaux de lait chaud. Elle posa l’un des seaux sur une petite table disposée près d’une écrémeuse. Elle voulut mettre l’autre à côté, mais le seau heurta le rebord de la table et la servante l’échappa. La chute du seau fit un bruit fort et le lait se répandit en rivière sur le plancher.

Furieux, le fermier se leva de table brusquement et dit avec un juron grossier :

— Est-ce ainsi, Métisse du diable, que tu fais le beurre ?

Il leva une grosse main pour la frapper.

Héraldine recula, tremblante, les yeux démesurément agrandis, regardant MacSon avec une sorte d’étonnement douloureux.

Dans la minute de silence qui pesa sur cette scène, une voix jeune, claire, résonna sur un ton d’autorité :

— Toi, fais pas bobo à Didine !…

Les yeux surpris et terribles de MacSon se posèrent sur le petit Joubert qui venait de prononcer ces paroles ; et, chose curieuse, les regards sombres du colosse pâlirent devant les regards défiants du gamin.