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LA MÉTISSE

l’âme de la jeune fille. Un jour, Héraldine a compris qu’à la mort, on ne peut plus opposer une barrière efficace ; il ne reste plus qu’à retarder l’heure finale. Retarder cette heure afin que la jeune fille puisse embrasser son père qu’elle appelle sans cesse ! Et lui, le père, n’entend rien, en dépit des lettres pressantes, suppliantes d’Héraldine : il continue de faire la fête !

Et chaque jour davantage Héraldine, éperdue, voit s’étioler cette fleur pâle qu’aucun soleil, qu’aucune rosée ne pourra faire refleurir. C’est alors qu’Héraldine entrevoit un dernier devoir : l’âme d’Esther ! Oui, elle songe, inquiète, à cette âme qui n’a reçu aucune culture sainte, aucun souffle de la divine brise des cieux, aucun rayon de la céleste lumière ! Âme fruste, naïve, candide, âme de vierge, âme faite pour l’amour divin, aspirant, sans le savoir, aux joies éternelles, âme créée pour la lumière et qui, obscure, s’en va vers l’obscurité ! Que faire ?

Malgré la grande faiblesse qu’elle devine dans la malade, Héraldine veut lui parler des choses de l’au-delà ! Si à ces choses Esther est demeurée jusque là indifférente, c’est parce que pas une voix encore n’a parlé à son âme. Mais la débilité physique et intellectuelle d’Esther ne lui permet pas de raisonner et de comprendre les paroles de la Métisse. Et celle-ci voit la pauvre jeune fille partir sans un aveu d’amour pour Dieu. Dieu !… Hélas ! Esther n’a jamais compris ce mot, et son père a déjà dit : — Dieu ! cela n’existe pas !

Néanmoins, après bien des efforts, Héraldine finit par attirer sur les lèvres blanches d’Esther ces deux mots murmurés :

— Mon Dieu…

— … recevez-moi dans votre Paradis ! poursuit Héraldine.

Mais Esther demeure presque rigide, et la Métisse désespère déjà de faire le sauvetage de cette âme. Mais, pourtant, tout espoir ne doit pas être abandonné : car Esther vient de sourire, ses yeux vitreux que couvre maintenant le voile de l’agonie se posent attentivement sur Héraldine, ses lèvres remuent légèrement, mais sans une parole qui en sort, sans un murmure, sans un balbutiement, puis sa main saisit avec force la main moite d’Héraldine, elle serre cette main presque avec violence… un soupir s’échappe de la poitrine qui s’affaisse… Et l’âme qu’Héraldine voulait éclairer vient de partir !

Héraldine pleure en silence devant ce cadavre auquel on croirait que la mort a donné un peu de vie. Elle pleure longtemps sans s’apercevoir du temps qui s’écoule, sans entendre les murmures gais de France et de Joubert qui, dans une chambre voisine, s’amusent inconscients de l’aile de la mort qui les frôle. La mort ! Qu’est-ce que ce mot pour eux qui sont l’image de la vie dans toute sa force, dans tout son éclat ?

Mais un pas brusque a retenti. Héraldine tressaille, arrache sa main de la main de la morte, ouvre la porte de la chambre ; dans cette porte un colosse s’arrête, tremblant, livide, reculant ! La figure lugubre et mouillée de larmes d’Héraldine a tout appris à cet homme qui, échappant un sanglot et serrant sa gorge énorme d’une main puissante, s’enfuit aussitôt en bas, dans sa chambre. Et pendant l’heure qui suit Héraldine perçoit les sanglots étouffés de cet hercule brutal, de ce païen… MacSon !


XXXV


Si la mort d’Esther MacSon fut si attristante pour le cœur d’Héraldine, ses funérailles ne furent pas moins mélancoliques et pitoyables. MacSon s’étant enfermé en sa chambre jusqu’au troisième jour après l’enterrement du corps de sa fille, celle-ci n’eut, pour accompagner sa bière, qu’Héraldine, France et Joubert, très pâles et très peines, et François Lorrain. Au village quelques personnes s’approchèrent timidement du lieu de sépulture.

Le village de Bremner n’avait pas plus de pasteur protestant qu’il n’avait de prêtre catholique. Un fermier des environs venait chaque dimanche, en une salle d’école, lire à une dizaine d’indifférents des passages de la Bible incompris de lui-même et de ses auditeurs. C’est cet homme qu’on dut faire venir pour faire la sépulture d’Esther. On le trouva occupé à quelque besogne de sa ferme. Il ne se fit pas prier. Et l’homme apparut, en habits de travail, les mains sales, la pipe aux dents, au cercueil d’Esther, dans un petit enclos mal tenu, sans fleurs, sans arbres, sans verdure, l’été, boueux, l’automne, avec une croix ici et là, ou simplement un bout de planche sur laquelle une main pressée avait écrit un nom, une date… lieu abandonné, sinistre, malpropre, infect, qu’on nommait le « cimetière » !

C’est là, devant une fosse creusée au hasard parmi d’autres fosses, qu’on avait déposé le cercueil. C’est là que l’homme de la religion s’approcha. Avec une indifférence presque outrageante l’homme enleva son feutre qu’il jeta par terre près de la tombe, retira sa pipe, ouvrit un petit livre aux pages graisseuses, et d’une vote nasillarde, zézayante, se mit à lire des mots quelconques… Cela dura une minute, puis il fallut une autre minute pour laisser tomber le cercueil dans la fosse.

Quand Héraldine sortit de son recueillement, elle ne trouva près d’elle que François Lorrain, France et Joubert. Ils demeuraient là, seuls…

Alors François remplit la fosse.

Quand ce fut fait, il dit :

— Demain, je viendrai planter une croix.

Héraldine lui sourit tristement. Le cœur trop gros, elle ne pouvait parler. Mais ses yeux exprimèrent à l’homme charitable et généreux les plus profonds sentiments de gratitude.

La vie parut éteinte à la ferme de MacSon durant les trois jours qui suivirent la triste cérémonie. MacSon demeurait renfermé dans sa chambre. Héraldine conservait le funèbre souvenir des derniers événements. France et Joubert ne pouvaient se défaire de la lugubre impression qu’avaient créée dans leurs petites âmes la mort et la sépulture de leur grande sœur, Esther.

Les deux petits, durant ces jours-là, ne touchèrent pas à leurs joujoux. Sombres et tristes du matin au soir, tous deux s’attachaient aux pas d’Héraldine comme dans la crainte de s’en voir séparés. Si la Métisse voulait les consoler, leur faire reprendre leurs jouets, tous deux lui tendaient les bras et avec