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LA MÉTISSE

— Si, seulement, on savait ce qu’elle est devenue, fit la jeune fille dont le cœur palpitait d’espoir.

— Je le sais, moi.

— Ah !

— Elle s’est réfugiée chez nos voisins.

— Nos voisins… La voix d’Esther trembla.

— Oui, les Lorrain !

Esther ne put s’empêcher de rougir très fort.

Mais le fermier, tout à ses pensées personnelles, à des projets peut-être mal définis, ne parut pas voir le trouble de la jeune fille. Il reprit :

— Veux-tu me faire plaisir, Esther ?

— Certainement, papa. Que puis-je faire ?

Un instant MacSon hésita. Il avait perdu son air écrasant de matamore, sa mine de sauvage farouche, il était presque doux.

— Tu vas, dit-il lentement, aller chez les Lorrain aujourd’hui et demander à Héraldine de revenir ici.

— Vous le voulez. ? s’écria Esther toute joyeuse.

— Puisque je te le demande.

— Mais que devrai-je lui dire… quelles raisons ?

— Ce que tu voudras… cela te regarde. Entre femmes, dit-on, on se comprend toujours. Est-ce dit ?

— C’est promis… j’irai.

Satisfait, MacSon quitta la table et sortit.

Alors France et Joubert, avec des visages tout nouveaux, des yeux brûlants et rieurs, des sourires fiévreux, des gestes fous, des bavardages sans fin, entourèrent leur grande sœur et lui demandèrent, leurs petites voix inquiétées par le doute ;

— Est-ce vrai, Esther, que Maman Didine va revenir ?

— Oui, oui, petits, elle va revenir. Je pars à l’instant la chercher.

— Chez François ? interrogea Joubert qui n’avait pas perdu un mot du colloque intervenu entre Esther et MacSon.

— Chez François, oui.

— Et tu vas la ramener avec toi ? Dis, Esther ! fit à son tour France.

— Je le pense bien.

Ce fut alors un éclatement de cris joyeux, ce furent des courses folles, des rires sonores, des battements de mains chez les deux petits, qui ne cessaient de se jeter l’un à l’autre ces noms suaves :

— Didine !

— Maman Didine !

Leur existence endormie se réveillait du coup.


XVIII


Esther avait accompli sa mission. Elle n’avait eu qu’à dire :

— Héraldine, papa m’envoie te chercher !

Cela avait été un coup de baguette magique.

La Métisse s’était dressée d’un bond. La lividité sépulcrale de ses traits s’était éclairée, sa figure s’irradiait, ses yeux noirs s’emplissaient de joie, de bonheur, son âme chantait, son cœur bondissait dans l’affolement de l’ivresse. Du coup elle oubliait les brutalités de MacSon, ses grossièretés, ses injures elle ne pensait qu’à France et Joubert : ses petits !

Elle allait revoir ses petits ! C’était inouï… Vivre encore auprès d’eux et pour eux ! C’était incroyable…

Et, dans son bonheur, inconsciente de ses actes et de ses paroles tant son esprit courait à l’avance là-bas, elle s’élança au cou d’Esther qu’elle embrassa longuement.

— Esther… ma bonne Esther !

Puis, se ressaisissant, elle s’informa des deux enfants, Ensuite elle remercia la vieille femme qui lui avait montré tant de bonté, elle lui avoua une reconnaissance de toute sa vie. Elle eût voulu répéter ces paroles à François Lorrain qui s’était absenté ce jour-là ; mais elle en chargea la mère. Puis elle partit avec Esther, hâtivement, courant presque, tant elle était dévorée du désir ardent de serrer au plus tôt dans ses bras France et Joubert.

À son retour à la ferme, François Lorrain, après le premier moment de stupeur, fit sentir son mécontentement.

— Et toi, dit-il brusquement à sa mère, tu l’as laissée aller !

— Mon pauvre enfant, que pouvais-je faire ?

— Mais il fallait la raisonner, lui démontrer que c’est folie de servir MacSon, qu’elle s’en va à un suicide !

— Ah ! si tu savais comme elle aime les petits, là-bas !

— Qu’importe ! ce ne sont pas ses enfants, que diable !

— Je lui ai fait remarquer ça un jour ; mais elle les appelle constamment ses petits et ne pense qu’à eux.

— Quelle étrange créature ! murmura Lorrain qui se prit à songer.

Le brave Français avait éprouvé une forte déception en constatant le départ d’Héraldine, Durant les trois semaines que la Métisse avait séjourné là, François, après la première sympathie du moment, s’était épris d’une grande estime pour elle. Quand, auparavant, il allait à la ferme de MacSon, c’était l’image d’Esther qui l’attirait. Il n’avait jamais bien regardé Héraldine, qui lui était apparue de prime abord comme une créature peu intelligente, stupide, qui se laissait rouler dans l’esclavage dans lequel l’Écossais la poussait du pied. Femme sans valeur morale, sans énergie, peut-être sans âme, faite pour le joug ou l’égoût… Non pas que François l’eût méprisée ; mais cette femme pour lui était peu de chose dans la servilité où elle croupissait. C’était l’impression qu’Héraldine avait laissée dans son esprit, et cette impression il ne cherchait pas à la modifier.

Mais le soir où, devant le bourreau MacSon, il s’était posé en champion de la femme, ce soir-là, pour la première fois, François Lorrain avait regardé Héraldine Lecours. Les regards doux, terrifiés et suppliants de la Métisse avaient rencontré les siens ; il y avait eu un choc invisible, insaisissable, et sous ce choc François s’était senti fortement troublé. Il avait, dans une seconde inoubliable, deviné la haute valeur morale d’Héraldine ; il avait vu étinceler, dans ces grands yeux noirs, qui l’avaient fasciné un moment, une énergie incroyable ; il avait découvert une âme pure,