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LA FIN D’UN TRAÎTRE

Frontenac, ensuite, examina le factionnaire qui gisait dans une large mare de sang, il était mort. Deux gardes allèrent chercher une civière, et le cadavre fut emporté, tandis que deux marmitons munis de linges et seaux d’eau lavaient le plancher ensanglanté.

Frontenac était rentré dans son cabinet, lorsque Flandrin parut.

— Excellence, dit-il, le valet de chambre du sieur Perrot a disparu.

Le Comte prit son front à deux mains.

— Oh ! dit-il, j’avais oublié cet homme.

— Je ne serais pas étonné, Excellence, reprit Flandrin, que ce pauvre bougre de garde eût été tué par le valet de chambre.

— C’est probable.

Et le Comte pensa à Sévérine qui allait demeurer sous la menace de ce monstre insaisissable.

Mais, de suite, il donna des ordres pour que le Château fut fouillé des caves aux combles et manda le lieutenant de police pour lui ordonner de faire des recherches par la ville.

— Il ne peut être bien loin encore, se dit le Comte, et le diable doit être sur le point de se lasser de sa bienveillance à l’égard de cette canaille. Ah ! que je ne lui remette pas la main au collet…

Peu après, sa colère s’était apaisée, et content de se dire que Perrot demeurait encore bel et bien entre ses mains, le Comte se remit tranquillement au travail.

Flandrin Pinchot gardait sa porte en marmottant des « sang-de-bœuf » de satisfaction.

XI

À LA POTENCE DE LA RUE SAULT-AU-MATELOT.


Voici l’avant-veille de Noël…

Tout ce jour la neige a tombé, le vent a soufflé avec furie du lointain Golfe Saint-Laurent, et le fleuve est immobilisé à sa surface par une épaisse croûte de glace et de neige qui s’allonge des grands lacs jusqu’à soixante lieus vers la mer. Et tout le pays — montagnes, forêts, collines, vallons — est blanc et frileux. Québec, sur son rocher et sous sa cape d’hermine, paraît somnoler. Nulle animation, nulle vie dans les rues où la neige s’entasse quelquefois jusqu’à plusieurs pieds de hauteur, l’existence humaine ne végète plus qu’au coin du feu. Elle ne se manifeste plus guère à l’extérieur que par d’innombrables rubans de fumée qui se déroulent au-dessus des toits et que le vent charrie et disperse dans l’espace. Le coin du feu est gai ou maussade ; ici, la joie ; là, le chagrin. Ici l’abondance et le confort ; là, les gémissements. Ici, la prière ; là, les malédictions.

À la petite maison de la rue du Palais, il semblait qu’un peu de joie fût venue faire séjour et égayer les deux femmes qui l’habitent : Sévérine et sa servante, Mélie.

Sévérine a souvent la visite de son fils, Louison. Chacune des visites de l’écolier est pour elle un élixir de bonheur et de longue vie. Chez elle augmente l’espoir qu’un jour, qui ne saurait être loin, son enfant lui appartiendra entièrement. Elle ne vit donc plus que de son amour maternel et de cet espoir qui se nourrit et se fortifie aux visites fréquentes de l’adolescent. Naturellement, il y a tache dans le bleu encore pâle de ce ciel nouveau qui se dessine plus nettement de jour en jour. C’est une ombre incertaine et tremblotante qui vient se mêler à la lumière. Car Sévérine demeure dans la crainte depuis l’évasion avortée, grâce à elle, du gouverneur de Ville-Marie, et la disparition de Le Chêneau. Le Comte de Frontenac n’a pu faire retracer l’habile et audacieux chenapan, et il a mis Sévérine sur ses gardes.

Qu’est devenu Le Chêneau, se demande-t-elle souvent. Elle n’en a plus entendu parler. Aurait-il renoncé à sa vengeance ? Elle le souhaite ; mais combien elle aimerait mieux savoir que cet homme n’est plus de ce monde.

Refoulant ses inquiétudes et ses craintes, la jeune femme, avec l’aide et le concours de Mélie, se prépare à la belle fête de Noël. Il y aura festin à la petite maison de la rue du Palais et l’hôte principal de Sévérine sera son fils Louison. Aussi avec quelle fièvre la jeune femme s’apprête-t-elle, et quelle hâte elle a de voir arriver le beau jour ! Peu à peu, elle finit par oublier son mari, Le Chêneau, qui a juré vengeance contre elle.

Vers les neuf heures de ce soir-là, Sévérine est dans sa chambre en train de préparer sa lingerie pour la fête de Noël. Mélie, dans la salle et près de l’âtre, somnole dans une grande bergère où elle aime à se reposer souvent. Ce soir-là on n’a pas allumé le lustre de cristal ni les lampadaires. Les flammes du foyer seules éclairent la pièce dont une grande partie demeure dans une pénombre vacillante. Il fait bon dans cette tiédeur qu’aromatisent des exhalaisons résineuses de sapin et qu’égayent de joyeux pétillements. Dehors, le vent mugit, après l’accalmie survenue à la tombée de la nuit, et la tempête prend de plus grandes proportions à mesure que le temps marche.

Mélie, dans sa bergère, ne dort pas bien dur, car elle s’agite un peu et lève ses paupières lourdes à un moment où son ouïe a cru percevoir un bruit insolite à l’arrière de la maison et du côté de la cuisine. Elle prête l’oreille un instant. Rien que les rafales du vent qui tournoient et secouent de temps en temps les volets des fenêtres. Elle referme ses yeux, soupire d’aise et se replonge délicieusement dans sa somnolence. Ah ! oui, on est si bien…

La porte donnant sur la cuisine s’ouvre doucement et deux hommes emmitouflés et couverts de neige pénètrent dans la salle sur la pointe des pieds. L’un tient une couverture quelconque dans ses mains, l’autre des cordelettes. Ils se jettent brusquement sur la servante, roulent la couverture autour de sa tête et l’attachent solidement à la bergère. Mélie n’a pas même eu le temps de soupirer…

Cela fait, les deux hommes se dirigent vers la chambre de Sévérine. Elle non plus n’a pas le temps de pousser un cri ou simplement une exclamation de surprise ; l’un des hommes a saisi prestement une couverture du lit en laquelle les deux nocturnes visiteurs ont enroulé la jeune femme. Puis, celle-ci est emportée dehors et