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LA FIN D’UN TRAÎTRE

— Vous parlez de justice et de loi, sourit Sévérine. Faisons une entente : voulez-vous que nous soumettions notre cause devant un juge ?

— J’y consens. Nous irons demander à Monsieur l’intendant son avis.

— Non ! non ! se récria Sévérine, l’intendant n’y comprendrait rien. Nous irons de préférence chez Monsieur de Frontenac : lui seul saura juger sans partialité et en toute justice. Mieux que cela, si vous voulez, je vais faire mander Son Excellence sur-le-champ.

— J’y consens encore, répondit la Chouette, j’y consens d’autant mieux que, comme vous l’avez dit, il vaut mieux pour tout le monde que cette affaire soit jugée et réglée sans plus de délais.

Sévérine chargea aussitôt Mélie de se rendre au Château Saint-Louis et d’en ramener le gouverneur.

— Dis-lui, ajouta la jeune femme, qu’il s’agit d’une affaire urgente et grave.

Le Comte vint. Les deux femmes l’instruisirent de l’entente intervenue entre elles. Il sourit et dit :

— Pour donner à chacune de vous pleine et entière justice et à chacune une part égale, puisque vos droits sont égaux, il me faudrait rendre le jugement de l’ancien roi Salomon. Mais ici et dans le cas qui se présente, il ne s’agit pas d’un nouveau-né, mais d’un enfant qui a atteint la période de l’adolescence et dont le caractère a déjà devancé cette période. Et cet enfant pense par lui-même, et s’il pense, il peut se prononcer et il est en pleine mesure de faire un choix. C’est à lui seul de décider.

Le Comte avait raison, et les deux mères acceptèrent son avis. Aussi, toutes deux comme d’un commun accord se précipitèrent-elles vers la chambre où reposait Louison. La Chouette arriva la première. Elle courut à Louison, soudainement tiré d’un léger sommeil, elle lui entoura le cou de ses deux bras, posa ses lèvres sur ses lèvres et lui demanda tendrement, câlinement et avec un accent de prière impossible à rendre :

— Veux-tu revenir à la maison avec ta maman Chouette, mon Louison ? hein ! veux-tu ?…

— Oui, maman… bonne maman, emmenez-moi !

Et, à son tour, il entoura le cou de la jeune femme et se mit à l’embrasser ardemment.

La Chouette avait poussé un cri de joie folle.

Quant à Sévérine, frappée en plein cœur, elle dut s’appuyer sur le Comte de Frontenac pour ne pas tomber…

Et le soir même, deux hommes emportaient Louison sur un brancard… ils l’emportaient à sa mère adoptive.

Pourtant, Louison n’avait pu quitter la maison de sa mère sans essayer d’amoindrir sa douleur et d’arrêter le flot impétueux de ses larmes. Il avait dit d’une voix triste :

— Ne pleurez pas, maman… je viendrai vous voir souvent !…

IX

LA TIGRESSE SE RÉVEILLE.


Louison est parti…

Le Comte de Frontenac s’en est retourné à son Château.

Mélie, tout éplorée, demeure en sa cuisine, et Sévérine achève de tarir la source de ses larmes.

Mélie, qui a bon cœur, a bien voulu essayer de quelques consolations auprès de sa maîtresse, mais celle-ci l’a repoussée presque brutalement :

— Laisse-moi, a-t-elle crié, je ne veux personne en ma présence ! Laisse-moi souffrir seule comme une damnée !

Et, de vrai, elle souffre comme une damnée !…

Eh quoi ! ne faut-il pas qu’elle expie ? Oui, mais il lui semble que son amour maternel devrait suffire pour effacer et enfouir à tout jamais dans les brumes du néant les fautes qu’elle a commises. Il lui semble que son désir de réparer dans l’avenir les torts de son passé doive valoir une expiation. Mais non : une torture sans nom l’étreint de plus en plus en songeant que son enfant est perdu pour toujours. Oui, pour toujours, puisque Louison a fait son choix définitif, et ce n’est pas sa mère qu’il aime le mieux, c’est sa mère adoptive !

Donc, Sévérine devra se soumettre aux décisions du destin.

Mais elle se rebelle contre ce Destin, elle se révolte avec opiniâtreté, parce que le Destin n’est pas juste !

Et la révolte la pousse à des accès de fureur qu’on ne saurait peindre, elle gesticule, s’agite, gémit, rugit des mots qui n’ont pas de sens et, parfois, lance une imprécation.

Elle va çà et là par la salle vivement éclairée par le lustre à bougies, elle marche par saccades, tourne, va, revient, ressemble à une bête enragée dans une cage. Et son visage a pris une expression terrible, ses yeux jette des éclairs… Mais sa fureur ne l’empêche pas de tourner dans sa tête en feu mille projets plus ou moins insensés. Mais lorsqu’elle peut retrouver un peu de calme, sur la pente de l’abîme qu’elle semble entrevoir et au fond duquel elle glissera peut-être, il ne lui reste plus qu’une alternative : ou reprendre son enfant par la force et s’enfuir avec lui loin… très loin, ou mourir. Mourir, oui ; car vivre sans son enfant ce sera l’enfer pour elle, et elle sent qu’elle n’aura pas la force de souffrir autant ! Mourir, oui ; mais elle ne mourra que le jour où elle s’avouera qu’elle a épuisé tous les moyens.

Or, il reste encore des moyens, et sur ces moyens plus ou moins solides, elle bâtit des projets. D’abord, elle va vendre sa maison, congédier Mélie, réunir tout l’argent qu’elle possède, embaucher des malandrins à prix d’or et enlever son enfant. Ensuite, elle achètera un navire, elle engagera un équipage et elle prendra la route de France ou d’un autre pays… Que lui importe, pourvu qu’elle ait son enfant !

— Oui, se dit-elle avec une nouvelle énergie, demain je reprendrai mon enfant ! Tout à l’heure, je me rendrai chez le notaire-royal pour rentrer en possession de mon argent et lui faire vendre ma maison. Ensuite, j’irai chez un brave marin que je connais, il est très pauvre et se fera