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LA FIN D’UN TRAÎTRE

pire faiblement, il agonise. Jamais avant ce jour une aussi cruelle douleur ne l’a torturée. Elle subit un supplice affreux. Tantôt, dans l’acuité de la souffrance, elle voit les gouffres les plus profonds du désespoir s’ouvrir devant elle. Tantôt, elle est saisie d’une rage subite sous l’influence de laquelle elle peut tuer, et tantôt c’est une sorte d’engourdissement qui l’enveloppe et semble la rendre insensible aux réalités de la vie.

Mais tous ces courants divers qui la traversent sont fugitifs, tels ces légers tourbillons de vent qui tournent, virevoltent, secouent les feuillages un moment et s’évanouissent. Seulement, il reste dans Sévérine cette immense douleur qui finira par la coucher dans la tombe. Et d’ailleurs elle souhaite déjà la mort. Vivre sans son enfant, l’existence lui serait trop amère. La mort guérit tous les maux, efface toutes les douleurs. Et peut-être que Dieu, dans son Éternité, lui réservait en compensation une autre vie où, un jour, son enfant lui serait rendu pour à jamais. Non, il ne peut plus être de joie possible pour elle en ce monde, car elle voit, elle voit trop bien que son enfant n’est pas à elle, mais à l’autre. Et pourtant, ô Dieu ! pourquoi songer à la mort ? Sévérine n’a-t-elle pas un droit sur cet enfant qui vaut bien le droit de l’autre femme ? Oui, si elle faisait valoir ce droit !…

Elle s’approche du lit et comme machinalement elle touche à la Chouette penchée sur Louison et dit d’un accent mélancolique :

— Prenez garde de déranger son pansement… Ne le fatiguez pas, il est encore si faible !

La Chouette tressaille et se redresse, et l’on penserait à voir ses yeux qui s’enflamment que le geste et les paroles de Sévérine l’ont offensée. Louison considère ces deux femmes, jeunes et belles, et bonnes toutes deux quoique différemment, avec un mélange de chagrin et d’amour.

Sévérine se penche vers lui et murmure d’une voix tendre :

— Il faut te reposer, mon enfant. Nous allons te laisser, mais nous reviendrons.

L’adolescent sourit et ferme ses yeux ; il avait, en effet, besoin de repos.

Sévérine se tourna alors vers la Chouette qui ne sait trop quelle contenance prendre, et elle lui dit :

— Suivez-moi dans la salle, nous parlerons de lui.

Et elle entraîne la femme de Pinchot. Elle la fait asseoir près du feu et s’assit elle-même près de la cheminée.

— Oui, reprend Sévérine, nous allons parler de lui, car il importe que cette affaire soit réglée sans autres délais.

— Quelle affaire ? demande la Chouette avec brusquerie et comme méfiante.

— Celle de savoir à qui appartient cet enfant.

— Je l’ai élevé et je l’aime. Il est l’enfant adoptif de Flandrin, donc il est à nous !

Dans l’accent et les paroles de la Chouette il y a de l’obstination et de la dureté.

— C’est vrai, admet Sévérine doucement, mais ce n’est toujours pas votre enfant.

— Par adoption, oui.

— Tenez, chère amie, puisque vous êtes honnête et probe, que feriez-vous d’un objet trouvé ? Le garderiez-vous ?

— Je chercherais avant son propriétaire.

— Et ne le trouvant pas, vous garderiez l’objet trouvé ?

— Pourquoi pas ?

— Mais supposons que le propriétaire survienne plus tard pour réclamer son bien ?…

— Je le lui rendrais,

— En ce cas, riposta Sévérine avec triomphe, rendez-moi mon enfant, ou plutôt laissez-le-moi ! Je suis sa mère… Je l’ai mis au monde !

— Que ne l’avez-vous gardé, s’il était votre enfant ?

— Je ne l’ai pas abandonné. Mais la personne à qui je l’avais confié, à cause des circonstances indépendantes de ma volonté, étant morte et l’enfant ayant disparu, je pensai qu’il était mort aussi. Mais la Providence me l’a fait retrouver… il est à moi… je l’ai reconnu comme mon enfant !

— Il vous est facile de dire « c’est mon enfant »… Avez-vous une preuve ? demanda la Chouette avec un regard dur et hostile.

— La meilleure preuve est celle de mon cœur qui me crie : « Regarde, c’est ton enfant ! » Et puis, n’a-t-il pas mes traits… tous mes traits ? N’a-t-il pas mes cheveux ? N’est-il pas tout mon portrait ? Voyons, dites !

— Les ressemblances ne sont pas des preuves.

— Eh bien ! je vous en donnerai une autre que, cette fois, vous serez bien forcée d’admettre. Lorsque je l’ai dévêtu pour le mettre au lit, j’ai regardé son épaule gauche… N’avez-vous pas vous-même remarqué cette petite croix qu’il porte sur l’épaule ?

— Oui, j’ai vu ce signe, admet la Chouette.

— C’est moi qui l’ai fait marquer.

— Vous le dites… Mais quiconque pourrait le dire aussi, du moment qu’on sait que la marque existe. Non, cette croix n’est pas une preuve.

Sévérine sourit, se lève, s’approche de la Chouette et découvre son épaule gauche disant :

— Voyez cette croix… n’est-elle pas toute semblable à celle de Louison ? J’ai voulu qu’il portât le même signe.

Cette preuve était irréfutable, et la Chouette demeura un moment béante et comme atterrée. Mais elle se ressaisit peu après. D’un tempérament têtu et d’une nature combative, elle n’entendait pas laisser le dernier mot à l’autre.

— J’avoue, dit-elle, que vous avez là une fort bonne preuve. Mais si nous allions porter la chose devant le livre de la loi, je pense que celle-ci ne tiendrait nul compte de votre preuve. Car Flandrin a depuis plus de dix ans adopté cet enfant, il l’a nourri, il l’a vêtu, il l’a fait instruire, et il aime cet enfant tout autant que je l’aime, il est devenu notre enfant, notre foyer est son foyer, et, du reste, il tient plus à nous qu’il ne saurait tenir à vous qui n’êtes pour lui qu’une étrangère, et, tel étant le cas, croyez-vous qu’il serait juste qu’on nous enlève cet enfant ? Non. Eh bien ! madame, je le regrette pour vous, mais j’ai bien peur que vous ne soyez arrivée trop tard pour réclamer un enfant qui nous appartient à tous égards.