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LA FIN D’UN TRAÎTRE

la lettre, croyant, du reste, que la missive serait en meilleures mains qu’en celles du matelot et que, au surplus, elle arriverait plus tôt à destination. Et l’huissier s’en était allé sans le moindre remords. Aussi, comme le navire allait quitter son quai, ne put-il voir le voyageur à qui il s’était fié sauter sur le quai et gagner rapidement le Château Saint-Louis. Donc, cette lettre à Talon était entre les mains de Frontenac, et celui-ci ne manquerait pas de s’en servir et de s’en faire une arme contre son prisonnier.

Après ce court rapport de l’émeute que venait de lui faire le valet de chambre, Perrot demeura un moment pensif. Puis, relevant la tête, il demanda :

— Avez-vous autre chose à me communiquer, mon ami ? Car je dois vous déclarer que je désire terminer ce mémoire le plus tôt possible.

— Excellence, même si vous terminez ce mémoire dans une heure, il sera trop tard pour lui faire prendre la route de France : le dernier navire est parti hier.

— Allons donc ! s’écria le gouverneur avec incrédulité. Et ce brigantin amarré au quai du Roi ?

Le valet de chambre sourit et répliqua :

— Ce brigantin, Excellence, est la propriété de Monsieur le Comte de Frontenac, et il est sous la conduite d’un équipage dévoué et fidèle.

Et avec un sourire plus ironique, il ajouta :

— Le navire renferme une splendide et riche cargaison de pelleteries que Monsieur le Comte expédie en France. Ce brigantin, Excellence, porte en ses flancs une belle fortune…

Perrot esquissa un sourire non moins sarcastique que le sourire de son valet de chambre, et demanda :

— Voulez-vous me faire entendre, mon ami, que le Comte de Frontenac est meilleur commerçant que moi ?

— Non pas. Mais tandis que votre Excellence languit dans sa prison, ses affaires ne marchent plus, et celles de Monsieur de Frontenac, au contraire, prospèrent de plus en plus, attendu qu’il s’est emparé de votre clientèle.

— Je vous crois, fit Perrot dont les traits s’étaient assombris. Le Comte profite de mon incarcération pour me voler. Aussi ne perdrai-je pas moins de cent mille livres pour peu que le Comte me retienne prisonnier quelques mois de plus.

— Excellence, vous ne resterez pas prisonnier quelques mois de plus ; dites quelques semaines seulement… ou même quelques jours !

— Ah ! ah ! avez-vous enfin trouvé un moyen ?

— Je le pense.

— Voyons ce moyen…

— Voulez-vous avoir confiance en moi ?

— Ah ! ça, mon ami, ne vous ai-je pas jusqu’ici manifesté toute la confiance possible ?

— Bon, cette assurance me suffit. Quant au moyen que j’ai ou que je médite, car il n’est encore qu’à l’état de projet, je vous en parlerai le moment venu.

— Faudra-t-il quitter ce Château par la force ?

— Non, Excellence, par la ruse seulement.

— N’oubliez pas que nos portes sont bien gardées.

— Pour vous, mais non pour moi.

— Mais ne m’avez-vous pas dit que vous étiez vous-même prisonnier et qu’on vous empêchait de sortir du Château ?

— Jusqu’à présent, oui ; mais demain, et peut-être ce soir, je sortirai.

— Voyons, contez-moi ça.

— J’ai réussi à convaincre mon huissier de changer de rôle à l’occasion : je me ferai huissier, il se fera valet de chambre. Nous avons la même taille à peu près, et je le grimerai si bien et à ma ressemblance qu’on n’y verra que noir.

Perrot ne pouvait s’empêcher d’admirer cet homme, et de jour en jour sa confiance en lui augmentait.

Le valet de chambre poursuivit :

— Ceci vous laisse sans doute dans l’espoir d’une liberté prochaine ; et je peux vous assurer qu’avant un mois de ce jour, tout au plus, vous serez hors de ce Château et libre.

— Je le souhaite. Mais, néanmoins, gardez-vous bien de me donner de fausses espérances.

— Espérez, Excellence, voilà tout !

Le valet allait se retirer lorsque Perrot le retint :

— Dites-moi, mon ami, n’y aurait-il aucun moyen d’expédier ce mémoire par ce brigantin du Comte ?

— J’y pense, monsieur. Peut-être me sera-t-il possible de gagner un membre de l’équipage. Le navire va mettre à la voile à la nuit, car Monsieur le Comte ne tient pas à ce qu’on sache quelle direction prend son brigantin. Quand il rentre au port, il n’entre qu’à la nuit, et il en sort de même. J’ai encore le temps de réfléchir et de prendre mes dispositions. Je vous aviserai à temps.

Sur ce, il s’inclina et gagna la porte. Ayant frappé trois petits coups, le factionnaire de l’autre côté lui ouvrit. Le valet traversa obliquement le corridor, ouvrit une porte et pénétra dans une petite pièce qui lui servait d’appartement.

Là, sa physionomie se modifia subitement. Ses traits se raidirent, un sombre nuage passa sur son front et de ses yeux de mort les éclairs s’échappèrent. Il se mit à marcher de long en large et à réfléchir.

— Voyons ! se dit-il au bout d’un moment, on croirait que le diable s’acharne à me contrecarrer. J’ai manqué Flandrin Pinchot… ma femme m’a échappé, et je n’entrevois aucun moyen sûr d’assurer ma vengeance contre Frontenac. Mais Flandrin Pinchot, tout compte fait, n’est qu’un imbécile, et c’est perdre mon temps que de m’occuper de lui. Quant au Comte de Frontenac, ses ennemis se vengeront peut-être mieux que je ne pourrais le faire moi-même. Reste ma femme… Oh ! elle, il ne faut plus qu’elle échappe, et l’heure est venue ou jamais ! Oui, il faut qu’avant dix jours elle ait disparu de ce monde ! Car, ensuite, j’aurai à m’occuper exclusivement de l’évasion du sieur Perrot. Je veux donc au plus tôt libérer mon esprit de mes projets de vengeance. Et lorsque Perrot aura recouvré sa liberté, ma fortune sera à peu près faite. Alors, je gagnerai la France pour y vivre dans l’aisance et la tranquillité. Donc, à vrai dire, il ne me reste sur les bras que Sévérine.

Il arrêta sa marche un moment, parut réflé-