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LA FIN D’UN TRAÎTRE

lieutenant de police survenait avec vingt hommes armés de mousquets et d’épées.

Vingt hommes ! c’était risible… La populace tourna contre ces hommes sa colère, elle résolut de les balayer. Les miliciens qui appuyaient le peuple, une cinquantaine au moins, pouvaient d’une seule décharge de leurs fusils abattre du premier au dernier les hommes du lieutenant de police. Seulement, ils n’osaient pas tirer les premiers, car l’affaire leur paraissait trop grave. Ils préféraient demeurer d’abord sur la défensive.

Mais cette tactique ne paraissait pas faire le compte du reste de la populace et encore moins répondre à ses désirs. C’est pourquoi les paysans commencèrent l’attaque en lançant des pierres au lieutenant de police et à ses gens. Ceux-ci venaient d’intimer l’ordre à la foule de débarrasser et de vider la place. Dans le chahut qui régnait de toutes parts, l’ordre ne fut pas entendu, et eût-il été compris, que le peuple n’y aurait pris garde.

Et les pierres et autres projectiles commençaient à voler. Un agent du lieutenant de police fut atteint à un œil par une pierre qui l’aveugla et l’étourdit. Il n’eut rien de mieux à faire que de tourner le dos et de prendre sa course vers la haute ville pour faire panser son œil qui saignait. C’était donc un adversaire de moins.

Et les pierres continuaient à pleuvoir si dru que les agents du lieutenant de police se voyaient forcés de s’encapuchonner la tête des basques de leurs justaucorps.

Une huée monstrueuse, une tempête de cris et de rires se déchaîna, une poussée se produisit dans le peuple…

Le lieutenant de police vit venir la minute où lui et ses hommes allaient se voir cernés par la tourbe, désarmés et ligotés.

L’intendant, dans ses murs, tremblait. Son personnel était glacé par l’effroi, et nul n’osait s’armer pour venir prêter main-forte au lieutenant de police. On se tenait éloigné des fenêtres dans la crainte de recevoir un projectile. On ne savait pas trop ce qui se passait au juste. On n’entendait que cris, jurons, clameurs de toutes sortes. On entendait surtout le bruit des haches heurtant les portes, et, à chaque craquement, on croyait voir les émeutiers faire irruption. La situation n’était pas gaie. Une fois, l’intendant avait risqué un coup d’œil par une fenêtre, et il avait pu voir que les hommes du lieutenant de police tournaient le dos à l’avalanche de pierres qui les assaillaient. Il comprit sans peine que les émeutiers tenaient le bon bout. L’effroi, alors, lui mordit le cœur. Il s’indignait en lui-même contre le gouverneur qui n’agissait pas, qui paraissait demeurer indifférent dans son Château. Que n’envoyait-il ses gardes ou une compagnie de soldats du Fort ? N’était-ce pas étrange ? Et le Prévôt de la ville… que faisait-il ? Que signifiait ce peu d’empressement ou cette indifférence ? L’intendant crispait les poings de rage, jurait, gesticulait et se promenait à grands pas saccadés dans son cabinet. Oh ! s’il échappait à l’émeute, il aurait sa revanche, il en faisait le serment !

Frontenac, dans son cabinet, souriait paisiblement en écoutant les clameurs du peuple furieux. Sans doute, il ne pouvait refuser de secourir l’intendant, il était de son devoir d’étouffer les émeutes, de maintenir la paix, de protéger la vie des citoyens et la propriété, de défendre les pouvoirs de l’autorité, de faire respecter les lois, édits et ordonnances même par la force des armes. Seulement, il ne se pressait pas, voilà tout. Il attendait que le peuple eût donné une salutaire leçon à l’intendant, son ennemi avoué. Au reste, son lieutenant des gardes, Bizard, était parti en mission à Ville-Marie auprès du nouveau gouverneur, le colonel de La Nauguère, qui remplaçait temporairement Perrot en attendant que le roi eût décidé du sort de chacun.

Lorsque Frontenac comprit que l’émeute prenait de plus grandes proportions, et surtout en apprenant que les agents du Lieutenant de police ne pouvaient tenir tête à l’orage, que la populace menaçait de mettre le feu à l’intendance, que l’intendant et son personnel se trouvaient à la discrétion du peuple ameuté et furieux, et dans la crainte que celui-ci ne se livrât à des actes de barbarie, de déprédations, de meurtre, de pillage, il chargea Flandrin Pinchot d’aller avec trente gardes soutenir le lieutenant de police et ses hommes.

À ce moment, les premiers coups de feu éclataient. Lorsque l’avalanche de pierres lancées par les paysans, les femmes et les galopins de la basse-ville eut diminué, les hommes du lieutenant de police déchargèrent leurs fusils, mais ils se bornèrent à tirer au-dessus des têtes dans le but d’intimider le peuple. Mais loin d’intimider la tourbe hurlante, ces coups de feu eurent pour effet de changer sa colère en rage.

La poussée de la foule vers les défenseurs de l’autorité s’accentua. Des miliciens tirèrent leurs mousquets, des balles sifflèrent, et, à travers la fumée des armes à feu, on put voir trois agents du lieutenant de police s’affaisser sur le sol mortellement blessés.

C’est alors que survint Flandrin Pinchot, la rapière au poing, suivi par trente gardes du Comte de Frontenac. Flandrin était tout jubilant. Il allait à la bataille avec un large sourire aux lèvres. Il jurait des « sang-de-bœuf » de contentement. Car, enfin, il allait pouvoir essayer sa rapière… car, enfin, il pourrait se détendre un peu après plus de trois mois d’inactivité ! Les clameurs du peuple le réjouissaient, les coups de feu résonnaient à son ouïe comme une musique, l’odeur de la poudre l’enivrait mieux qu’une tasse d’eau-de-vie. Oh ! s’il allait s’en donner à cœur-joie contre la racaille qui hurlait au point d’assourdir tous les habitants de la capitale. Il allait la faire taire, cette vilaine plèbe qui n’était jamais satisfaite, qui paraissait exiger qu’on la soignât aux plus fins mets, qu’on lui donnât des équipages de luxe, qu’on lui bâtit des palais, et qui passait son temps à se lamenter, à se plaindre, rechigner et geindre. Est-ce qu’il se plaignait ou rechignait, lui, Flandrin ? Non. Il savait se contenter de ce que la terre ou le monde lui donnait en partage…

C’est avec ces pensées que le brave Flandrin, tout enorgueilli du poste qu’il occupait, tout confiant dans le nouveau prestige qu’il croyait posséder et répandre autour de lui, et confiant sur-