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LA FIN D’UN TRAÎTRE

femme s’assit dans une bergère en face du comte.

— Excellence, reprit Sévérine, avant que je vous donne ces explications, voulez-vous me dire si vous avez encore à votre service ce musicien… qui s’était donné le nom de Basile Legrand ?

— Lui ?… Mais, ma chère, il est parti depuis cette fête que vous savez. Il a disparu, lui aussi, d’une façon mystérieuse. Voici trois mois déjà, et je ne l’ai jamais revu.

— Il va de soi que vous ne saviez pas qui était cet homme et que vous l’aviez pris tout naturellement pour un pauvre musicien ambulant.

— Oui, jusqu’au jour où il a disparu. Dès lors, je me suis bien imaginé que cet individu était un espion à moins qu’il n’ait été un assassin soudoyé contre moi.

— Excellence, vous avez deviné : l’homme était un espion et un assassin.

— Comment le savez-vous ?

— Parce que je connais l’homme.

— Vous le connaissez ? Et son écriture, la connaissez-vous, ou pourriez-vous la reconnaître ?

— Je le pense.

— Eh bien ! lisez ceci.

Le Comte tendit à la jeune femme la lettre anonyme qu’il avait trouvée dans son cabinet.

La jeune femme examina attentivement l’écriture de la lettre. Par discrétion, elle ne lut que les premières lignes. Puis, rendant la lettre au Comte, elle dit simplement et avec assurance :

— C’est son écriture, Excellence.

Frontenac ne put réprimer un geste de surprise.

— Mais, enfin, qui est-il, puisque vous le connaissez ?

— Je le connais, mais je ne jurerais pas que je pourrais le reconnaître, car il est d’une habileté merveilleuse à prendre tous les déguisements, toutes les figures, tous les avatars. Aujourd’hui, par exemple, il se présentera à vous sous les loques d’un mendiant. Demain, il vous apparaîtra sous la peau d’un duc. Le surlendemain, vous le verrez lieutenant de police. Un autre jour, il aura la livrée d’un valet de chambre peut-être. Mais une chose certaine, vous ne sauriez le reconnaître pour le même individu.

— Est-ce donc un comédien que cet homme ? demanda le Comte presque émerveillé.

— C’est mon mari… Excellence.

Le Comte bondit de surprise.

— Oh ! mais alors, dit-il, cet homme, de son vrai nom, serait René de Chêneau ?

— Parfaitement.

— Ainsi, si j’en crois cette lettre — bien que, à la vérité, j’eusse reçu déjà quelques renseignements assez vagues sur votre identité — vous êtes la fille de feu Jean Colonnier ?

— Excellence, je suis celle que vous dites.

— Ainsi donc, cette lettre anonyme qui me dévoile votre véritable identité, n’a pas menti, et celui qui l’a écrite, c’est-à-dire votre mari, est en cette ville.

— Tout est comme vous le dites, Monsieur le Comte. Une chose seulement, sourit la jeune femme avec une légère ironie, l’auteur de la lettre n’a pas dû vous parler longuement de celui qui fut mon mari. Voulez-vous un portrait plus détaillé de cet homme ? Ces détails pourront vous être utiles à l’occasion. Laissez-moi vous dire d’abord que cet homme est la pire des canailles. C’est un monstre humain. C’est un serpent, il en a la nature. Et maintenant, si vous voulez reporter votre souvenir au mois de mai dernier, vous vous rappellerez d’un malandrin condamné à la potence par le tribunal dont vous étiez le président. Cet homme était inconnu, et personne n’a pu savoir son nom.

— Je me souviens, dit le Comte.

— Ce malandrin qui fut condamné à la potence et à laquelle il échappa était ce René le Chêneau… mon mari.

— Ah ! Ah !

— Maître Jean, mon père, l’avait dépendu après l’avoir reconnu pour son gendre. Il voulait savoir ce qu’il avait fait de sa fille, c’est-à-dire moi. Pour des raisons que j’ignore, Maître Jean l’attacha à une poutre du gibet durant une courte absence qu’il voulait faire. À son retour, le condamné avait disparu. Et savez-vous comment ? Mathurin le Bourreau, après l’exécution, avait oublié sa poulie. Il retourna au gibet quelque temps après pour en rapporter cette poulie. Alors, il vit que son pendu avait été dépendu par une main inconnue. Mais le condamné était là, solidement attaché. Mathurin le détacha de la poutre et l’emporta dans son taudis pour tisser une autre corde et revenir le pendre. Or, il arriva que ce fut le bourreau qui fut pendu par le condamné. Quelques instants plus tard, c’est moi qu’il pendait après Mathurin… mais là encore la Providence veillait, et mon pauvre père survenait à temps pour me sauver la vie.

— C’est affreux, murmura le Comte.

— C’est invraisemblable, Excellence, et longtemps après ce drame, j’ai cru que j’avais été simplement l’objet d’un cauchemar.

— C’est terrible.

— Mon mari venait de commencer l’exécution des projets de vengeance qu’il avait élaborés dans sa prison. Mais il lui fallait des appuis, car seul il courait le risque d’échouer. Il alla offrir ses services au sieur Perrot qui le nomma son lieutenant de police. C’est lui qui attira Flandrin Pinchot à Ville-Marie et c’est lui qui l’amena à vous dénoncer. Et c’est cet homme, Excellence, que vous avez pris à votre service comme musicien, et c’est cet homme qui, sous le nom de duc de Bonneterre, m’a enlevée de votre cabinet de travail et qui allait me tuer, n’eût été la providentielle intervention du mendiant Brimbalon, et enfin, c’est l’homme qui a juré votre mort, parce que vous-même l’avez condamné à la potence au mois de mai dernier.

— S’il en est ainsi, ma chère, je le condamne une deuxième fois. Gare à lui s’il me tombe de nouveau sous la main, cette fois, il ne m’échappera pas.

— Méfiez-vous, Excellence, méfiez-vous de ce démon, même si vous le voyez enchaîné dans un cachot. Méfiez-vous tant qu’il sera vivant, comme moi-même je m’en méfie. J’irai plus loin, Excellence ; méfiez-vous du personnage que vous retenez prisonnier en votre Château.