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LA FIN D’UN TRAÎTRE

refusa même de manger, et il fut impossible de la sortir de ses rêveries et de son mutisme.

Elle attendait… elle attendait dans un trouble immense. Elle marchait, s’asseyait, se relevait et s’agitait inconsciemment. Tantôt un fol espoir bondit du fond de son cœur, tantôt une sombre désespérance l’envahit.

Parfois, il lui semble que la vie lui échappe, que tout se dérobe sous elle ; et sa tête tourne, ses yeux se troublent au point qu’elle ne voit plus les objets que comme des choses vagues, imprécises, sans formes, sans contours, sans couleurs, et qui paraissent s’agiter, danser, s’envoler, disparaître. Elle a le sentiment que la vie l’abandonne tout à fait. Mais aussitôt, avec une énergie farouche elle s’arc-boute, pour ainsi dire, elle se raidit avec violence et retrouve l’équilibre de sa pensée comme celle de son corps.

Non, elle ne veut point mourir avant d’avoir revu l’enfant à qui elle a donné la vie quinze ans passés !

Enfin, le jour s’éteignit peu à peu et vint la nuit. Il était plus de cinq heures déjà, et Brimbalon n’avait pas reparu.

— Oh ! se dit l’anxieuse mère saisie d’une nouvelle crise de désespoir, si le mendiant me trompait !… Si je n’allais plus revoir mon enfant !…

Mélie entra pour allumer le grand lustre de cristal de la salle et les quatre lampadaires. La pièce étincela tout à coup de lumière, et toutes choses parurent gaies et joyeuses.

— Mélie, fit la jeune femme avec un soupir navrant, s’il n’allait pas venir !… Si le mendiant m’avait nourrie de fausses espérances en me promettant de m’amener mon petit Louis, qui penses-tu que je deviendrais ?

— Soyez tranquille, votre petit va venir ; le père Brimbalon va tenir sa parole.

— Note bien, Mélie, qu’il est tout près de cinq heures et demie.

— Je sais. Mais souvent votre Louison est retenu au collège après ses heures de classe. Quand la saison était moins avancée et les jours plus longs, je l’ai vu revenir du collège après six heures. Il viendra, vous dis-je. Espérez encore.

La jeune femme espéra encore et au point qu’elle eut l’idée de se faire plus belle si possible. Elle courut à sa chambre et répara la pâleur de son visage, elle usa largement de rouges, poudres et parfums. Elle mit à son cou une chaîne d’or retenant un petit crucifix enrichi de pierres précieuses. Elle arrangea ses beaux cheveux blonds. Ces cheveux, depuis trois mois, elle les divisait en deux gerbes, laissant pendre de jolies papillotes sur son front, ses tempes et ses oreilles ; puis elle nouait les deux gerbes en une seule, les roulait en forme de natte et à l’aide d’un ruban les maintenait ainsi sur sa nuque. Cette coiffure lui donnait un air plus jeune et convenait mieux à l’harmonie de ses traits. Elle se regarda dans un miroir et sourit… Qui aurait pu résister à ses charmes ? Oh ! elle le savait bien qu’elle était belle ! Et l’on aurait pensé qu’elle était revenue au temps où, passionnée de coquetterie, elle se parait des plus beaux atours pour accueillir ses visiteurs. Mais adieu tout ce passé ! Elle l’oubliait… elle voulait l’oublier ! Ce soir, c’est son enfant qu’elle allait recevoir, c’est pour son enfant, pour lui seul qu’elle désirait se faire belle et plus belle…

Elle quitta sa chambre pour revenir dans la salle commune. Mélie, en train de raviver le feu de la cheminée, ne put s’empêcher de considérer sa maîtresse avec une nouvelle admiration. La jeune femme sourit malgré sa tristesse, ses chagrins, ses inquiétudes.

Elle dit :

— Mélie, je te conseille d’aller préparer le souper sans retard, nous aurons probablement des convives. Va, bonne Mélie. S’il vient quelqu’un frapper à la porte, j’ouvrirai moi-même.

À ce moment même, le heurtoir de la porte retentit.

La jeune femme chancela et son cœur battit avec tant de force qu’elle eut peur qu’il n’éclatât. Et elle se mit à trembler. Malgré toute sa volonté, en dépit de toute l’énergie qu’elle pouvait accumuler, elle avait peine à retrouver un peu de calme. Elle se dirigea vers la porte quand même, mais en titubant. Elle ouvrit… mais bien lentement, craintivement, tourmentée par la crainte d’une nouvelle déception.

Tout à l’heure, le trouble ou le désespoir avait bien manqué de la renverser ; maintenant, le bonheur ou simplement la joie paraissait vouloir la terrasser. Car il était là son enfant, sous ses yeux, debout et immobile sur le seuil de la porte. Elle recula de plusieurs pas, frémissante et comme effrayée. Louison, l’air timide, la regardait avec quelque surprise ou crainte et n’osait pas entrer. Derrière lui apparaissait le père Brimbalon avec un large sourire à ses lèvres blanches. Il poussa l’écolier vers la jeune femme, disant :

— Va, mon garçon, va embrasser ta maman… ta vraie maman !

Mais l’adolescent résistait, et ce fut de force presque que le mendiant put le faire entrer tout à fait dans la salle. Et lui, Brimbalon, étant entré à son tour, referma la porte.

À force d’énergie sur elle-même Sévérine avait réussi à reconquérir un peu de calme.

— Père Brimbalon, dit-elle, allez dans la cuisine où Mélie vous recevra.

Le mendiant frissonna de joie à la pensée que la « bonne Mélie » ne manquerait pas de lui verser encore une tasse de vin chaud. Mais avant de se retirer de la salle, le mendiant se pencha vers le collégien et lui dit à l’oreille :

— Oui, mon garçon, voilà bien ta vraie mère. Tâche d’être aimable avec elle, elle le mérite bien !

Et il s’en alla du côté de la cuisine.

Alors, la jeune femme sourit tendrement à l’adolescent qu’elle voyait tout décontenancé, elle se rapprocha de lui et, tendant ses mains tremblantes d’émotion, elle balbutia :

— Mon petit Louis…

Elle n’en put pas dire davantage. Un sanglot subit étouffa sa voix, et des larmes jaillirent brusquement de ses yeux ; puis, tout à coup, et avec une impétuosité inattendue, elle s’élança vers l’enfant, le saisit, l’enleva dans ses bras, et