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LA FEMME D’OR

hâte et me rendis au No. 666 de la rue Ontario. Toujours la même habitation sombre et silencieuse. Je tâtai le bouton de la porte, celle-ci n’était pas sous clef. J’entrai. L’obscurité partout et le silence. Je fis de la lumière, je gagnai comme la première fois la salle à manger. Là, je reculai presque épouvanté devant une nouvelle mare de sang… ce sang était encore chaud !

« Je commençais à sentir la peur se coller sur ma nuque. N’importe ! je décidai de fouiller la maison encore une fois. Je remarquai que toutes choses étaient dans le même ordre que je les avais vues la première fois. Mais je fouillai encore la maison inutilement : pas le moindre cadavre, pas l’ombre d’un être vivant ! J’étais découragé. Je commençai à croire que j’étais l’objet d’une mystification ou d’une plaisanterie. Alors je sentis l’irritation me gagner. Je jurai d’avoir le fil de cette farce. J’allais de nouveau me remettre à l’embuscade. Je décidai donc de m’en aller chez moi et de préparer mes plans de campagne. Mais au moment où j’allais fermer la porte du hall, je crus voir une ombre dorée traverser furtivement l’obscurité du vestibule. Était-ce une hallucination ?… Peut-être ! J’hésitai un moment. Allais-je entrer de nouveau et fouiller encore l’habitation solitaire ? À moins de l’existence d’une cachette quelconque dans les murs, j’étais sûr que pas un être humain n’était là. Et pourtant, à cette vague apparition, je m’avouai qu’il y avait un habitant dans cette demeure, et que c’était une femme, et que cette femme, qui m’avait appelé par voie téléphonique, épiait à travers les murs tous mes actes. Je frémis. Quel était le motif de cette femme ? Avait-elle vraiment assassiné ? Avait-elle un complice ? Ou était-ce une malheureuse dont le sort était lié à un bourreau ? Ou bien était-ce une folle…

« C’étaient là des questions que je me promis de tirer au clair. Quant à faire de nouvelles perquisitions dans cette habitation, c’était bien inutile. Il me fallait guetter qui sortait et entrait dans la maison, et ensuite compter beaucoup sur le hasard.

« Je m’en allai. Mais dès le lendemain je me mis en faction. Pour abréger et arriver plus tôt au dénouement, je dirai que trois jours plus tard je vis sortir une femme soigneusement voilée de la maison mystérieuse. C’était l’après-midi. Je la suivis. Elle fit la tournée des principaux magasins de la rue Sainte-Catherine, Est et Ouest. Elle acheta une foule de choses : lingerie, bibelots et autres. Puis elle revint chez elle. Vers les huit heures, je vis un fiacre venir se ranger devant la maison. Quelques minutes plus tard, la même femme sortait, montait dans le fiacre, et le cocher tournait son cheval vers l’Ouest. À cette minute une voiture de livraison se dirigeait dans la même direction. Moyennant deux dollars j’obtins du livreur de suivre le fiacre.

« Ce fiacre tourna sur la rue Saint-Denis, puis sur Sainte-Catherine, et trois minutes plus tard il s’arrêtait devant le Théâtre-Français. Je sautai sur le trottoir, j’arrivai à temps pour voir la femme en pleine lumière. Elle était revêtue d’une cape doublée d’hermine et sur sa tête un fichu de dentelle rose. Cinq minutes après je voyais cette femme dans une loge du balcon et je demeurais ébloui, fasciné….

— C’était LA FEMME D’OR ? interrogea Alban Ruel excessivement intéressé.

— C’était LA FEMME D’OR… cette femme dont je vous ai fait tantôt le portrait.

— Qu’est-il arrivé ensuite ? demanda Paul Lavoie non moins intéressé que son ami le reporter.

— Rien. Je me suis mis à ses trousses, j’essayai par tous les moyens de me trouver face à face avec elle, mais chaque fois que je croyais la tenir elle s’évaporait pour ainsi dire. Je la voyais ici, je la voyais là ; ce n’est plus moi qui filais, c’est elle qui semblait me donner la chasse. Si je la voyais dans sa loge et que je tentais de la surprendre, la loge était vide. Si je la voyais entrer chez elle, j’entrais après, et je trouvais la maison déserte. Avait-elle le pouvoir d’ouvrir les murailles ?… Et si, peu après, je pénétrais dans un lieu public quelconque — et j’en ai fait l’expérience — j’étais sûr d’y voir cette femme. Elle semblait posséder le don d’ubiquité, elle devenait mon cauchemar et j’en étais le jouet.

« Me voici maintenant à la date inoubliable : c’était le quinze de juin. Oh ! je n’oublierai de ma vie cette date qui demeure en mon souvenir un point ineffaçable. Depuis une huitaine de jours j’avais perdu de vue mon inconnue si mystérieuse. Et j’étais à ce point obsédé par le désir — un désir qui devenait une passion — de la revoir que, chaque soir, après souper, j’allais faire ma promenade dans ce quartier de la ville, au numéro 666 de la rue Ontario. Je revoyais toujours la même maison morne et sombre. Dans les jours précédents, Montréal avait étouffé sous les vagues d’une chaleur torride, et ce soir du quinze il y avait des signes d’orage dans le ciel noir. Je me dirigeai vers la rue Ontario en songeant que je pourrais, de là, me rendre au Parc Sohmer pour y finir la soirée. Au moment où, à quelques minutes du numéro 666, je passais devant une maison de rapport, je vis venir dans ma direction une jeune femme que je reconnus de suite à sa démarche…

— C’était Elle ? demanda le reporter.

— Oui. Ma première idée, sous la violente émotion qui m’assaillit, fut de me dérober. J’aperçus deux portes donnant de plain-pied sur le trottoir. J’essayai le bouton de l’une d’elles. La porte s’ouvrit. J’entrai pour me trouver au pied d’un escalier. Je refermai la porte et attendis. Peu après, par la vitre de la porte, je pus voir passer l’inconnue. Je remarquai qu’elle portait sous le bras gauche un colis dont je ne pus déterminer la nature ni l’exacte dimension. Qu’importe ! ceci n’avait pas d’importance. Allais-je la suivre encore ? Je réfléchis un moment. Me remettre à ses trousses, pensai-je, c’était risquer de me faire rouler à nouveau. Non, me dis-je aussitôt, j’ai mieux que cela cette fois : pénétrer dans la maison mystérieuse et y attendre bien tranquillement la maîtresse.