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LA BESACE D’AMOUR

bliez ses torts et ses fautes ! Vous êtes l’enfant de la France, non l’enfant du roi ! Les rois passent, leur durée est aussi courte que leur ombre qui s’efface, ils s’en vont pour ne plus revenir ! Mais la France, elle, demeure, et la France, mon enfant, c’est votre mère ! C’est à elle que vous devez avoir recours, et c’est d’elle que vous devez attendre le secours maternel ! Les rois ne sont rien, mais la France, c’est tout !

— C’est vrai ce que vous dites là, monsieur, répliqua le jeune homme en se calmant. C’est vrai que les rois ne sont que des fantômes ; les uns sont bons et miséricordieux, les autres malfaisants et impitoyables ! Mais ils passent, s’en vont et ne reviennent plus ! Oui, oui, la France seule demeure ! Elle reste notre mère ! Et nous la vénérons, monsieur, et nous l’aimons ! Ah ! si nous l’aimons…

— C’est de l’amour que naît l’espoir, c’est dans l’espoir que repose la confiance ! prononça sentencieusement et gravement le mendiant. Aimez, donc, Jean Vaucourt ! espérez ! ayez confiance !

Un bruit de verrous qu’on tire interrompit cet entretien. La porte massive fut ouverte avec un grincement de gonds rouillés, deux gardes apparurent, s’effacèrent pour livrer passage à deux personnages, un homme et une femme, suivis de deux gardes. Les quatre gardes se postèrent de chaque côté de la porte, les deux personnages pénétrèrent dans la salle.

L’homme, nous le connaissons pour l’avoir vu une fois déjà, c’était le baron de Loisel, intendant de la maison de M. le marquis de Vaudreuil. L’autre personne était une jeune fille, d’une beauté ravissante, mais avec quelque chose dans ses yeux sombres et ses lèvres dédaigneuses qui semait le trouble et l’inquiétude. Cette jeune fille était Marguerite de Loisel, la fille du baron.

La salle n’était pas assez claire pour permettre de bien distinguer les traits des personnages qui s’y trouvaient, néanmoins l’ombre qui y régnait n’empêchait pas la beauté de Marguerite de Loisel de briller dans tout son éclat. Jean Vaucourt regarda cette apparition rayonnante et en fut ébloui : c’était un rayon de soleil excessivement lumineux qui pénétrait soudain dans son antre et le recouvrait d’étincellements. Il ferma les yeux une seconde, les rouvrit, et l’éclat de cette beauté brune, fascinante, le fit frissonner. Marguerite regarda aussi Jean Vaucourt, et elle le trouva beau… elle le trouva plus beau, dans sa mise modeste, que la plupart des beaux gentilshommes envoyés au pays par le roi. Elle lui trouva une certaine grandeur et une mâle dignité dans sa soutanelle noire. Elle parut se troubler, et le dédain de ses lèvres rouges se transforma en une bienveillante pitié.

Elle murmura à l’oreille de son père :

— Ce pauvre jeune homme !… le pensez-vous aussi coupable qu’on le dit ?

— Hein ! Marguerite, tu le demandes ? Un émeutier ? Un ennemi du roi ? de monsieur l’Intendant-royal ? de Madame de Pompadour ?… Et le baron, surpris d’abord de l’interrogation de sa fille, finissait par s’indigner.

— Mais il a l’air si jeune, insista la jeune fille ; est-il bien responsable de ses actes ?

— Responsable de ses actes !… L’indignation de M. le baron grandit. Comment ! un clerc de notaire, un jeune homme qui sait lire et écrire ?… Ha ! ha ! ha ! ricana-t-il, on ne m’en passe pas à moi !

La jeune fille n’osa plus insister, mais elle demanda encore :

— Et lui, ce pauvre mendiant ?

La jeune fille, au fond, ne s’apitoyait peut-être sur le sort du vieux mendiant que par l’action du sentiment mystérieux de sympathie qui l’animait à l’égard du jeune clerc de notaire.

— Marguerite, répondit le baron sur un ton de voix concentré, prends garde à ce mendiant ! Ah ! c’est lui que j’aime tenir surtout ! Car cet homme est très dangereux, ma fille ! Et cet homme, s’il se peut, ne sortira jamais vivant d’ici !

Marguerite de Loisel frémit à l’accent de son père ; dans cet accent elle saisissait une haine terrible et sanglante.

Et le baron, maintenant, pensait ceci :

— Ah ! est-ce possible que ce soit lui ? Comment ne l’ai-je pas deviné plus tôt ? À moins que je n’aie eu une hallucination ? Mais je suis venu m’en assurer. Ho ! si c’est lui… malheur !

Jean Vaucourt, un moment étourdi ; par la beauté de Marguerite de Loisel, avait réussi à reprendre une attitude fière et digne. Puis il s’était reculé jusqu’au fond de la salle pour s’adosser à la muraille. Là, il croisa les bras et surveilla le baron qui s’approchait du mendiant.

Celui-ci, à la vue du baron, s’était assis sur le banc de chêne, avait posé les coudes sur ses genoux et mis son visage dans ses deux mains.

Le baron vint s’arrêter à quelques pas et dit avec un sourire hypocrite :

— Père Achard, des gardes ont ramassé votre besace sur la rue, je vous l’ai fait apporter.

Le mendiant ne répondit pas ; il semblait s’absorber en de lointains souvenirs et ne paraissait pas entendre le baron ni le voir.

Le sourire du baron se fit méprisant. Il se retourna vers les gardes, immobiles et attentifs. L’un d’eux tenait la besace du vieux.

— Apportez la besace de ce pauvre mendiant ! ordonna-t-il.

Le garde obéit. Il vint déposer la besace aux pieds du mendiant.

— Prenez pauvre vieux ! reprit le baron avec un accent de pitié où l’ironie dominait. Savez-vous que ces imbéciles de gardes avaient eu l’originalité de la mettre aux enchères ? Ils l’avaient déjà baptisée LA BESACE D’AMOUR ! On en offrit jusqu’à une livre. Une livre ! n’était-ce pas ridicule, ricana le baron, pour une besace d’amour ?

Il se tut.

Le mendiant n’avait pas bougé… il n’avait pas même tressailli.

— Éloigne-toi, Marguerite ! commanda le baron en se tournant vers sa fille, à deux pas derrière lui, qui tenait ses yeux lumineux fixés sur Jean Vaucourt. Je désire parler au père Achard, ajouta le baron, de choses qui le concernent trop personnellement.

La jeune fille obéit et s’éloigna pour aller s’arrêter près des gardes qui surveillaient la porte de ce cachot.

Alors le baron se rapprocha encore du mendiant, il s’approcha à une longueur de bras. Il se pencha, saisit rapidement une main du vieux