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la belle de carillon

Hin-han-hin sur sa patte de bois l’invalide alla quérir le carafon commandé par Bertachou.

Pendant ce temps les jeunes sous-officiers plus loin s’égayaient, plus bruyamment de minute en minute et se bombardaient de plaisanteries piquantes. Quelque fois l’on tournait la plaisanterie contre un officier supérieur qu’on ne tenait pas, pour certains motifs, en sainte amitié et vénérable respect. D’autres fois, on ridiculisait par force calembours les bataillons canadiens. Puis le tout tournait aux fariboles, calembredaines et facéties de très mauvais goût.

Bertachou, tout en buvant, ne prêtait pas attention aux sottises débitées non loin de lui, il pensait à autres choses.

Un peu plus tard les sous-officiers se mirent à critiquer les plans de défense des chefs de l’armée. Un jeune blanc-bec disait avec une suffisance vraiment extraordinaire :

— N’est-ce pas manquer un peu de clairvoyance qu’un général abandonne un point important pour un autre qui rend moins avantageuses les dispositions de son armée ?

— Que veux-tu dire ? demanda un autre.

— Que Monsieur de Montcalm a manqué de jugement en retirant les régiments de Monsieur de la Bourlamaque du point qu’ils occupaient en bas près de la rivière La Chute. Voyez-vous ce qui arrivera ? Quand les Anglais approcheront, ils ne trouveront là que de craintifs Canadiens qui prendront la poudre d’escampette.

— C’est vrai, approuva un autre sous-officier, Monsieur Montcalm a commis là une grande faute. Mais dites donc, n’est-ce pas ce Valmont qui commande là ?

— Justement.

Le nom de Valmont avait frappé l’oreille distraite de Bertachou.

— Ce Valmont, fit avec mépris un autre jeune homme, je me demande ce qu’il vaut comme soldat. Pas grand chose à coup sûr. Tous ces Canadiens sont meilleurs à manier la hache et la pelle que le fusil et l’épée.

— Pourtant, faut avouer qu’il a assez bien démoli Desprès !

— Oui, répliqua le premier sous-officier, mais ce fut un coup de hasard.

— Sinon un coup de traître !

— Mes amis, s’écria un autre, ce n’est pas là, il me semble, ce qui est le plus extraordinaire. Ne trouvez-vous pas singulier que Monsieur de Montcalm tienne ce Valmont en particulière estime ?

— Et qu’il lui accorde une confiance outrée en lui donnant des postes de combat qu’il n’a ni les talents ni la capacité de défendre. Au surplus, n’est-il pas curieux de constater que le général laisse de plus aller ses préférences à ces Canadiens. Que valent-ils comme soldats ? Rien ! Et cependant, on en fait des officiers, tel ce Valmont, et l’on ignore de bons soldats comme nous… C’est écœurant !

Bertachou qui, depuis un moment, écoutait ces discours non sans faire de grands efforts pour maîtriser la colère qui grondait en lui, bondit cette fois et marcha rudement vers les sous-officiers qui, à sa vue, demeurèrent béants.

— Ah ! ah ! vous dites que ça vous écœure, vous autres, dit Bertachou d’une voix éclatante, qu’on fasse des officiers avec les braves, soient-ils Canadiens ?… Ah ! ah ! vous voudriez peut-être qu’on mette les épaulettes aux capons comme vous autres !

— Capons !… firent les jeunes sous-officiers en se levant avec indignation.

— Pardieu ! qui ne serait capon quand il dénigre un brave comme le Capitaine Valmont.

— Ah ! oui, ton capitaine ! fit narquoisement un jeune fat qui, du haut de sa petite taille, essayait de toiser Bertachou avec mépris.

— Oui bien, mon capitaine. Lui Canadien, moi Français… Oui, Français comme vous autres ! Français d’Abbeville, en Picardie ! Bertachou, Picard et bon Français, qui me démentira ? et lieutenant dans les armées du roi, temporairement versé dans les milices. Oui, lieutenant, subalterne d’un capitaine canadien, mais d’un Canadien français comme vous et moi et bon français aussi ! Qui le niera à ma face picarde ? Dites donc, vous autres les fignolets Sacrediable ! On n’est pas marquis, le capitaine et moi, ni jabot ni dentelles, et à peine quelques ronds dorés dans nos escarcelles, et pas la moindre particule… Mais si on n’a pas la gentilhommerie du nom, on a celle du cœur ! Voyez nos mains brûlées, regardez ces ampoules… c’est à manier la hache. On a du nerf, que diable. Et voyez ces Cana-