Page:Féron - L'homme aux deux visages, 1930.djvu/36

Cette page a été validée par deux contributeurs.
34
L’HOMME AUX DEUX VISAGES

de ses vêtements, sans s’apercevoir que son feutre lui manquait ; il savait seulement qu’il était sans rapière. Aussi, les premiers piétons qu’il aperçut sur la rue Saint-Jacques furent-ils pris de peur à la vue de cet homme échevelé, couvert de boue et à l’air terrible. Des enfants, en le voyant, poussaient des cris d’effroi et se sauvaient. Des femmes fermaient violemment leurs portes et les verrouillaient. Les portes des boutiques se fermaient de la même façon, si bien que Flandrin ne put obtenir le renseignement qu’il désirait tant.

— Sang-de-bœuf ! grommelait-il, me prend-on pour un iroquois ?

Il courait çà et là essayant de rattraper quelqu’un qui le renseignât. Enfin, un mendiant tout en loques qui n’avait pas l’air farouche ou peureux et à qui Flandrin donna une belle pièce d’argent voulut bien lui indiquer la demeure de Perrot.

Flandrin n’en demanda pas davantage et il prit sa course vers la rue Saint-Paul. Oui, mais voilà une heure qu’il allait par la ville en tous sens en quête du précieux renseignement, il avait perdu du temps. C’est pourquoi il arriva trop tard pour dénoncer et faire arrêter « la coquine ».

Là, Flandrin avait terminé la narration de sa mésaventure. Perrot et Broussol avaient écouté avec attention et intérêt, et le gouverneur dit à son lieutenant de police :

— Monsieur, vous allez prendre deux gardes et vous vous rendrez à cette maison du sieur Bizard où cette femme et tous les complices ou acolytes qu’elle pourra avoir en sa compagnie, puis vous amènerez la bande Ici.

— Vos ordres vont être exécutés, Excellence.

— Quant à vous, Capitaine Flandrin, reprit Perrot, avant de quitter cette maison un de mes serviteurs vous donnera des vêtements propres. Je vous ferai donner l’uniforme de mes gardes, car dès ce moment vous êtes à mes gages.

— Merci, Excellence. Soyez assuré qu’avec moi vous n’aurez pas perdu votre argent.

Un quart d’heure plus tard, Flandrin, en compagnie de Broussol et de deux gardes, quittaient la maison du gouverneur pour se rendre à la maison que Lucie habitait. Flandrin portait un beau justaucorps de velours bleu, il était coiffé d’un feutre à plume noire et ceint d’une longue et solide rapière. La rapière lui avait fait le plus grand plaisir. Il avait dit :

— Gare, cette fois, à qui viendra pour me la prendre !

Les quatre hommes montèrent vers la rue Notre-Dame. Sur cette rue Flandrin avisa deux femmes dont l’une âgée et l’autre très jeune. Il vit ces deux femmes arrêtées devant l’étalage d’un magasin, mais elles ne voyaient pas Flandrin et ses compagnons. Notre ami n’avait pu, sur le coup, réprimer un haut-le-corps. Il s’arrêta net au milieu de la chaussée et parut comme médusée, car il reconnaissait Mélie, l’ancienne servante de Maître Jean, et…

Intrigué de voir ainsi Flandrin demeurer immobile au milieu de la rue et regarder ces deux femmes, Broussol demanda :

— Que faites-vous là, Capitaine ?

Flandrin, distrait, sursauta et marcha à Broussol à quelques pas plus loin.

— Monsieur, dit-il, je regardais ces deux femmes que je m’étonne fort de trouver en cette ville, puisque je les pensais à Québec.

— Vous connaissez donc ces femmes ?

— Certainement, si mes yeux ne sont pas à l’envers. L’une, la vieille, est Mélie. C’est une ménagère. L’autre, cette belle jeune fille brune, à cheveux noirs comme jais et tout de noir vêtue, c’est la fille d’un de mes amis trépassé depuis un mois. Je préciserai en disant qu’elle est la fille de feu Maître Jean Colonnier, un ancien boulanger.

À ce nom, Broussol avait tressailli et paru se troubler. Flandrin regardait toujours les deux femmes, lesquelles reprenaient leur marche pour cheminer sans presse vers la Place d’Armes. Broussol regardait aussi aller ces femmes, et il était sous l’empire, tout autant que Pinchot, sinon davantage, d’une forte émotion.

Lorsque les deux femmes se furent quelque peu éloignées, Flandrin dit au lieutenant de police :

— Puisque vous savez, Monsieur, où se trouve la maison de Bizard, il n’est pas absolument nécessaire que je vous y conduise. Si vous voulez y aller avec vos gardes seulement, moi je suivrai et épierai ces deux femmes, car peut-être sera-t-il bon que nous sachions avant longtemps où elles se retirent en cette ville.

Broussol parut de cet avis.

— Votre idée me paraît juste et raisonnable, Capitaine. Suivez donc ces deux femmes. Dès que vous connaîtrez la maison où elles habitent, vous viendrez chez Son Excellence où, je n’en doute pas, je serai revenu avec la personne que j’ai ordre d’arrêter.

Flandrin partit donc à la suite des deux femmes, mais en laissant entre elles et lui une distance prudente.

Broussol, de son côté, poursuivit son chemin avec ses deux gardes. Disons de suite qu’une déception l’attendait : il trouva la maison de Bizard vide de ses occupants. Il n’y avait donc rien à faire là ; c’est pourquoi le lieutenant de police reprit la direction de la rue Saint-Paul pour demander au gouverneur de nouvelles instructions.

Durant ce temps, Flandrin s’était attaché aux pas de celles qu’il épiait. Souvent, les deux femmes entraient dans un magasin ou boutique quelconque et faisaient quelques menues emplettes. Plus tard elles gagnèrent la rue Saint-Jacques, firent là aussi quelques emplettes, puis elles regagnèrent leur domicile. Il serait difficile de peindre la physionomie et les sentiments de Flandrin, lorsqu’il vit les deux femmes pénétrer comme chez elles dans la maison de Bizard.

Il ne savait trop que faire sur le moment. Sa pensée s’agitait dans le vague. Il lui était impossible de mettre une idée sur l’autre. Il ne pouvait pas même croire que Mélie et la fille de Maître Jean habitassent la maison où domiciliait la coquine Lucie. Enfin, après un bon moment de perplexité et d’hésitation, il pensa qu’il valait mieux d’aller confier à Broussol ou même au gouverneur ce qu’il venait de découvrir. Il partit donc à longues enjambées du côté de la rue Saint-Paul.