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L’ESPION DES HABITS ROUGES

colline, un coteau. Car sur des coteaux voisins des paysans allumaient des meules de paille, et ces flammes qui montaient hautement dans le ciel noir répandaient sur le pays environnant une immense clarté dans laquelle se découpaient nettement les silhouettes vacillantes des soldats rouges. La colonne avait parfois l’aspect d’un énorme serpent de feu qui fébrilement déroulait ses anneaux innombrables et visqueux. Puis, lorsque tout avait disparu hors du cercle de lumière, quand le voile de la nuit s’était retissé autour de la troupe débandée, on pouvait encore entendre le galop des chevaux, le roulement sourd ou sonore des chariots, la marche inégale et désordonnée des troupiers.

Et de toutes parts le long de ce magnifique Richelieu qui, à la belle saison, déroule un si beau ruban d’ondes lumineuses, s’élevaient des cris de triomphe. Le colonel Gore et ses soudards entendaient les échos ironiques au-dessus de leurs têtes répéter ce cri si fier et si délirant :

— Vivent les Patriotes !… Les Anglais sont battus !…


XIII

L’AMOUR EN DÉLIRE


Revenons à Denise.

Ah ! La pauvre enfant ! quel supplice affreux elle avait subi au matin de ce jour sous les justes reproches de ses amis ! Quel martyre délicieux elle avait ensuite enduré lorsque l’amour de son pays, joint à un autre amour non moins puissant, l’avait poussé au milieu des combattants ! Et, à présent, quelle torture insupportable la tenaillait encore, alors que son visage en larmes et que son cœur meurtri se penchaient lourdement sur le corps mutilé et toujours inanimé de celui qu’elle aimait… Ambroise Coupal ! Oui, quelle angoisse avait empoigné son âme alors que, épuisée, à bout de forces et de souffle, tenant désespérément dans ses faibles bras le corps d’Ambroise, elle avait dit à Félicie :

— Il faut le sauver !

Dans ses paroles elle avait mis toute la sève brûlante de son amour.

Oui, il fallait le sauver, car il vivait encore, le vaillant cœur ! Ses chairs sanglantes frémissaient dans les bras de Denise ! Elle ne cessait d’entendre ce cœur généreux battre contre le sien !

— Il faut le sauver ! avait répété Denise.

Félicie, la petite canadienne, la petite sœur de ce grand blessé, avait répondu :

— Oui, nous allons le sauver !

Mais ce corps, pour leurs faibles bras déjà fatigués, était encore trop lourd. Mais Dame Rémillard avait prestement chargé le corps du héros sur son épaule.

— Où allons-nous le porter ? avait demandé la tavernière aux deux jeunes filles qui la suivaient de près.

— À l’auberge, maman… chez nous ! répondit Denise qui, maintenant, laissait librement couler des larmes longtemps contenues.

— Allons donc chez nous ! répliqua Dame Rémillard plus gaillarde à cet instant que bien de solides gaillards, car sa fille venait de lui faire honneur, sa fille avait également et hautement honoré son pays et sa race !

Elle marchait d’un pas alerte et solide.

Des femmes et des enfants faisaient escorte en acclamant la brave femme et sa fille Denise.

On arriva à l’auberge toujours déserte et froide. Le foyer était éteint. Comme il faisait sombre aussi, Dame Rémillard déposa son fardeau sur une table et alluma une lampe.

— Maman, dit Denise suffoquée par l’inquiétude, il faut le porter à ma chambre où j’en aurai soin !

— Oui, ma Denise !

Et la tavernière reprit son fardeau, tandis que Félicie avec la lampe éclairait la marche.

Peu après Ambroise était précieusement déposé sur le beau lit blanc de Denise.

— Félicie, dit alors Denise, cours vite chercher le docteur Nelson, ou bien le docteur Cartier, ou le docteur Kimber. Il faut le panser… Maman et moi pendant ce temps nous laverons ses plaies.

Félicie partit comme un trait. Oh ! elle aussi tenait à sauver la vie de son frère… de son noble frère !

— Maman, reprit Denise toujours agitée par l’inquiétude et l’exaltation, il faut faire chauffer de l’eau, préparer des linges de pansement, apprêter une potion… Car il vit, maman, il vit !

Elle venait de s’agenouiller près du lit, elle avait pris une des mains inertes du