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L’ESPION DES HABITS ROUGES

courage et dévouement elle reconnaissait Félicie… la frêle, la mignonne Félicie Coupal ! Elle reconnaissait sa mère, Dame Rémillard, qui dans ses bras rouges et robustes transportait des corps inertes et sanglants !

— Oui, elle voyait tout cela…

Et pourtant, elle demeurait là encore, toujours immobile comme une statue de marbre, les yeux désorbités, les lèvres frémissantes, le sein terriblement agité.

Elle était là comme une fée apparaissant tout à coup dans sa robe blanche, avec ses longs cheveux noirs flottant sur ses épaules, pour présider à la défaite des uns et à la victoire des autres ! Mais on aurait pu la prendre aussi pour un fantôme tragique ou une image du désespoir… Néanmoins, qu’elle était belle ainsi !

Et elle regardait toujours le spectacle sublime !

C’est Nelson qu’elle apercevait maintenant, le grand Nelson armé de son épée, se portant sur tous les points du combat, encourageant, commandant, frappant à son tour… Mais Lui… L’autre… n’était-il pas là aussi ! Oh ! où était-il donc Ambroise Coupal qu’elle ne le voyait point ? Son cœur s’émut affreusement, la douleur la tordit au souvenir des adieux d’Ambroise.

Oui, ce souvenir lui venait pour la première fois… le souvenir de cette scène où, après la disparition de Latour, Ambroise Coupal avait pris une des mains inertes de la jeune fille et lui avait murmuré avec un accent, d’amertume indéfinissable :

— Pardonnez-moi, Denise, si je vous ai fait mal… Adieu ! je vais mourir… ma dernière pensée sera pour vous !

Bien que tout son corps fût insensible, Denise avait entendue ces paroles d’adieu ! Une douleur aiguë l’avait transpercée comme la lame acérée d’un stylet ! Mais de suite cette douleur avait été calmée par deux lèvres qui, pieusement, amoureusement, s’étaient posées sur sa main inerte ! Oui, elle se rappelait bien toute cette scène ! Elle se rappelait bien qu’elle voulut parler, mais qu’aucun son ne put sortir de sa gorge ! Et maintenant elle comprenait combien elle avait été aimée d’Ambroise qui, plutôt que de ne pas l’avoir pour lui, pour sa femme, préférait mourir ! Oui, il avait fait ses adieux avant d’aller mourir pour sa patrie et pour elle, Denise ! Et il était peut-être mort à présent !… Son corps inanimé était peut-être là parmi ces cadavres qui jonchaient, le chemin !…

Elle porta tout à coup ses deux mains à sa gorge de laquelle venait de sortir une sorte de rugissement sauvage ! Ses yeux, pleins d’éclairs, se dilatèrent, son sein faillit éclater sous des chocs intérieurs qui se produisaient tout à coup… Car il était là… oui, il était là Ambroise… vivant ! Elle le reconnaissait à sa taille, à sa voix vibrante… Elle reconnaissait malgré qu’il fût tout déchiré, tout maculé de sang, tout sale et tout noir de poudre… Il frappait à grands coups de sabre… il enfonçait un reste de troupes rouges… il s’ouvrait un large chemin…

— Dieu ! Dieu ! Dieu !… clama-t-elle, en levant vers le ciel des mains désespérées. Oui, Ambroise Coupal tombait enfin sous les coups de l’ennemi !

Un nuage de sang passa devant les yeux de la jeune fille. Puis, comme si une main puissante et invisible l’eût poussée en avant, elle se rua vers le lieu du combat… elle dévora l’espace…

Ces cris retentirent, cris de surprise, d’effroi :

— Denise !… Denise !… où vas-tu, malheureuse ?

Elle n’entendait pas. Elle bondissait plus légère qu’une biche aux abois. Puis, elle se heurta à la masse des combattants…

Une clameur de stupéfaction jaillit de toutes les poitrines.

Pour un moment le combat cessa… Et l’on vit la jeune fille soulever un corps sanglant et inanimé, le prendre dans ses bras, le retirer d’un tas de cadavres et de blessés…

Denise tenait maintenant serré sur elle le lourd corps d’Ambroise Coupal.

Tous les regards se posèrent sur elle avec admiration.

Qu’elle était splendide ainsi !

La fille de la race s’était réveillée, retrouvée ! Le sang n’avait pu résister plus longtemps à l’appel du sang ! Le cœur, l’âme et l’esprit avaient rompu les chaînes de l’esclavage, ils s’étaient dégagés des pièges de l’erreur ! Implacable, la canadienne se dressait devant l’ennemi ! La Patriote levait hardiment la tête ! Elle demeurait là farouche, flamboyante…

Oh ! qui donc eût osé maintenant toucher à ce corps inerte dans ses bras, mais vivant