Page:Féron - L'étrange musicien, 1930.djvu/50

Cette page a été validée par deux contributeurs.
48
L’ÉTRANGE MUSICIEN

ni d’un falot attendait dans une légère embarcation. Il dit au matelot :

— Mon ami, nous allons regagner notre navire pour remettre à la voile demain matin, à l’aube, et reprendre la route de Ville-Marie !…

Il sauta dans l’embarcation, tandis que l’autre, aux avirons, dirigeait la barque vers un navire à l’ancre qu’on ne pouvait apercevoir dans l’obscurité de la nuit.

XIV


Il est peut-être bon de dire ici, à titre d’éclaircissement, que ce musicien qui s’était donné chez Frontenac le nom de Basile Legrand, était le lieutenant de police du sieur Perrot, gouverneur de Ville-Marie. À Ville-Marie il s’appelait Philippe Broussol. Il avait quelques jours auparavant pris le nom pompeux de duc de Bonneterre. Cet homme, habile à prendre tous les avatars, s’appelait de son véritable nom René le Chêneau. Il avait épousé, seize ans auparavant, la fille mineure de Jean Colonnier, ancien maître-boulanger. Celui-ci s’étant opposé à cette union, la jeune fille, qui avait pour nom Sévérine, s’était laissé séduire et avait abandonné le toit paternel pour suivre l’amant.

De leur mariage, survenu après l’escapade de la jeune fille, un enfant mâle était venu. Après quelques années de misère, Le Chêneau avait abandonné sa femme. Celle-ci, réduite à la plus horrible misère, n’osant pas retourner chez son père, avait abandonné son enfant aux soins d’une vieille femme de la basse-ville afin de pouvoir plus facilement subvenir à sa subsistance. Contre son mari elle nourrit la plus inextinguible des haines, et vingt fois, cent fois elle avait juré de se venger. Les ans passèrent. Un jour elle trouva le moyen de faire pendre son mari au gibet de la rue Sault-au-Matelot. Mais curieux hasard : le père de la jeune femme se trouve là à point pour couper la corde de son gendre qu’on vient de pendre. En retrouvant la vie, Le Chêneau retrouve l’espoir. Dès lors il ne songera plus qu’à tirer la plus terrible vengeance de sa femme et de tous ceux-là qui l’ont aidée. Il pendra Mathurin le Bourreau qui l’a hissé « à la poutre d’érable ». Il tuera Flandrin Pinchot qui a aidé le bourreau. Il tuera le Comte de Frontenac qui a présidé le tribunal.

Mais il est pauvre, il n’a ni amis ni parents qui pourront l’aider dans sa tâche. Il trouvera. Sous un nom d’emprunt il ira se mettre au service du sieur Perrot, l’ennemi déclaré de Frontenac, et Perrot l’appuiera.

Alors, Le Chêneau, qui ne manque pas de talents et encore moins d’audace, se met à l’œuvre. Mais s’il a commencé sa vengeance en pendant Mathurin le Bourreau, il semble qu’il ne pourra l’achever. Car les autres lui échappent chaque fois qu’il croit les tenir. Le Comte de Frontenac lui échappe… Flandrin Pinchot lui échappe… Mais enfin, il est débarrassé de sa femme…

Or, cet homme qui ne paraît plus vivre que pour la vengeance, est le père de Louison, le fils adoptif de Flandrin Pinchot, comme on l’a deviné.

Le Chêneau, avec le bagage de ses avatars, retourne à Ville-Marie, pour se concerter, nul doute, avec le sieur Perrot. Mais comme il l’a dit, il reviendra à Québec.

Il semblerait que fût venu l’épilogue de ces événements.

Non, pas encore, car la femme de Le Chêneau, celle qui s’est appelée Lucie de la Pécherolle, vit encore… Elle n’est pas morte, et nous en constaterons la vérité en revenant à la baraque du mendiant Brimbalon.

Après l’horreur qui avait pétrifié le mendiant devant l’affreux tableau, le calme et le sang-froid lui étaient revenus. Il examina la blessure de la jeune femme, et constata avec joie qu’elle ne s’était fait qu’une longue déchirure, laquelle à son avis ne pourrait avoir de suite graves. De suite il courut chercher Mélie la servante de la jeune femme. L’hémorragie fut arrêtée et la blessure pansée.

Deux jours après, la malheureuse jeune femme pouvait regagner son domicile.

Si de ce côté se fermait le dernier chapitre de cette histoire, il n’en était peut-être pas de même au Château Saint-Louis ; car la guerre entre le parti de Frontenac et celui de l’évêque n’était pas terminée. À vrai dire elle ne faisait que de commencer. Mais Frontenac s’était juré d’avoir le dernier mot. Ce dernier mot, il l’aurait peut-être en terrassant à l’improviste ses ennemis.

Un incident allait donner au gouverneur l’opportunité de prouver sa puissance à la face même de ses ennemis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Trois semaines s’étaient écoulées depuis les derniers événements.

Une matinée, un magnifique personnage portant l’épée, la mine froide et dédaigneuse, se présenta à la porte du cabinet de Frontenac. Ce personnage était l’intendant-royal.

Flandrin Pinchot était là, montant la garde. Il se tenait droit, immobile, et digne devant la porte.

L’intendant s’arrêta et considéra Flandrin avec surprise.

Flandrin ne sourcilla point.

— Ah ! ça, Flandrin Pinchot, dit l’intendant, je pense que Monsieur le Comte se fait bien garder… Tout de même, tu vas me livrer passage, j’espère !

— Certainement, Monsieur. Mais à condition que vous me remettiez votre épée.

— Allons donc ! fit l’intendant plus surpris encore, voilà qui est nouveau. Eh bien ! tu te trompes, mon ami, je ne remets mon épée qu’au roi. Donc, place ! j’ai affaire chez le gouverneur.

— On ne passe pas, Monsieur, avec des armes à la main, répliqua froidement Pinchot.

— Mais… je n’ai pas d’armes à la main ! Je n’ai que mon épée à mon côté !

— Voilà, Monsieur, où elle est surtout dangereuse, votre épée, car on ne se méfie pas autant d’une arme au côté qu’une arme à la main…

— Assez, place ! cria l’intendant que la colère et l’impatience gagnaient.