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L’ÉTRANGE MUSICIEN

— Vous devez avoir faim aussi ?

— Non… dit-elle seulement.

Elle but la deuxième tasse à petites gorgées, mais elle ne voulut point manger.

Le vin parut lui faire du bien. Des rougeurs empourprèrent son front et ses joues. Mais elle demeura silencieuse. Elle tenait ses yeux sur la fenêtre en face d’elle. Son regard était distrait et rêveur, morne et immobile. Mais tout à coup ce regard s’anima en voyant passer devant la fenêtre un bel adolescent aux longs cheveux blonds. La jeune femme se dressa et dit comme se parlant à elle-même :

— C’est lui… oui, c’est lui !

Elle courut à la fenêtre et l’ouvrit. Elle pencha sa tête dehors. L’adolescent n’était pas loin. Il s’en allait d’un pas délibéré…

Elle appela d’une voix étouffée et comme craintive :

— Louis… Louis…

L’adolescent ne parut pas entendre.

Elle cria plus fort :

— Louison… Louison !

Cette fois l’adolescent s’arrêta net et tourna la tête avec surprise. Mais à la vue de cette femme, les cheveux en désordre, les yeux presque hagards, le visage pâli et fatigué, et en reconnaissant que cette femme se trouvait dans la baraque du mendiant Brimbalon, l’adolescent parut être saisi d’effroi. Il prit sa course et disparut bientôt à l’angle d’une ruelle proche.

La jeune femme quitta la fenêtre et dit en gémissant :

— Il me fuit… il me fuit !…

Puis, avec une sorte de rage elle clama :

— Oh ! Dieu… est-il possible que mon enfant se sauve de moi ! Je lui fais donc peur ! Je lui suis donc odieuse, horrible !… Ah ! oui, hélas ! je ne suis pour lui qu’une méchante femme et l’autre soir il m’a chassée de sa maison !

Elle courut se jeter sur le lit pour pleurer, gémir et sangloter.

Brimbalon se trouva si mal à l’aise après cette scène, qu’il en eut l’appétit coupé et la soif étanchée.

La jeune femme passa toute cette journée dans les larmes.

Vingt fois le mendiant essaya, mais vainement, de la consoler et de ramener l’espoir dans son cœur. Il lui dit que, le soir venu, il la conduirait chez elle, où Mélie la consolerait mieux qu’il pouvait le faire. Mais la jeune femme lui déclara qu’elle ne voulait pas retourner à son domicile…

— J’aime mieux mourir… j’aime mieux mourir… ne cessait-elle de répéter.

Enfin, le soir arriva.

Le mendiant décida d’attendre après le couvre-feu pour aller conduire la jeune femme chez elle.

Mais lorsqu’il lui proposa la chose, la jeune femme se dressa, sauta hors du lit et cria avec colère :

— Comment ! ce n’est pas à mon enfant que vous allez me conduire ?… Eh bien ! tant pis, je mourrai plutôt…

Et soudain elle vit sur la table, près d’une miche de pain, le long couteau de Brimbalon. Elle fit un bond, saisit le couteau et se l’enfonça dans la poitrine…

Elle s’écroula avec un sourd gémissement et dans un flot de sang !

— Seigneur ! Seigneur !… fit le mendiant horrifié…

Il tremblait tellement qu’il ne pouvait agir.

Puis, en considérant cette femme qui continuait à gémir et à s’agiter dans la mare de sang avec ce couteau planté dans son hein, il se dit :

— C’est bien heureux qu’il n’y ait pas de témoin…

Et il essuya son front tout mouillé.

Pas de témoin ? Comme le mendiant se trompait !

Oui, il y avait eu un témoin. Dehors un homme regardait dans l’intérieur de la baraque par un interstice dans le contrevent fermé. Et cet homme était là depuis un bon moment, lorsque, soudain, la jeune femme avait pris le couteau pour s’en frapper. Et l’homme était demeuré silencieux et impassible. Lorsqu’il eut vu tomber la jeune femme, il murmura :

— Allons ! j’aime autant ce dénouement, quoique, à la vérité, j’aurais bien aimé à la pendre à la potence de la rue Sault-au-Matelot… Elle a accompli d’elle-même ma vengeance…

Il s’en alla. Et cet homme était ce musicien que le Comte de Frontenac avait engagé quelques jours auparavant et qui avait disparu de si mystérieuse façon.

Et l’homme se dirigeait vers le port.

Là, tout était désert et silencieux. Pourtant, on pouvait voir un falot se balancer sur les eaux. La marée montait et l’on entendait le bruit des houles.

L’inconnu, ou plutôt le musicien se dirigeait vers ce falot.

Il s’arrêta un moment comme pour mieux réfléchir. Et il murmura encore :

— Je pense qu’il est préférable que je retourne auprès de Son Excellence de Ville-Marie. Voyons d’abord où nous en sommes. Une chose certaine, il y a un diable malfaisant qui se plaît à nous faire tout manquer. Je croyais tenir le Comte de Frontenac, mais un importun laquais est venu par hasard s’interposer. Mais j’ai pu m’emparer de ma femme. Le lendemain je reprends la route avec la voiture du sieur Perrot pour regagner Ville-Marie, et là, le sieur Perrot fait la sottise, par remords de conscience, de lâcher Flandrin Pinchot. Oh ! quant à celui-ci, j’aurais bien dû suivre ma première idée, c’est-à-dire entrer dans son cachot et le poignarder tout simplement. Voilà donc que tout est à recommencer avec Pinchot et le Comte de Frontenac. Enfin, je reviens à Québec pour expédier ma femme dans l’au delà par voie de la potence de la rue Sault-au-Matelot où elle m’a fait accrocher une fois, et je trouve le nid vide. Le mendiant Brimbalon l’escamote… Mais enfin, il ne faut pas me plaindre quant à Sévérine, elle vient de m’épargner une bonne corvée ! Tant mieux !… Il ne me reste plus que Frontenac et Pinchot, mais je reviendrai. Oh ! j’ai juré vengeance et il ne faut pas qu’elle m’échappe !…

Et l’homme poursuivit son chemin. Peu après, il atteignait une jetée du fleuve. Un matelot mu-