Page:Féron - L'étrange musicien, 1930.djvu/39

Cette page a été validée par deux contributeurs.
37
L’ÉTRANGE MUSICIEN

main, et, ajustant l’un des bravi, il fait feu. Polyte est atteint à l’épaule gauche. Il pousse un rugissement de colère et de douleur. Puis, il fait un bond comme pour se jeter avec sa rapière nue sur Louison. Mais Flandrin a tout prévu : il se dresse devant lui, l’arrête !

— Canaille ! hurle Flandrin… tu n’iras pas plus loin !

Polyte, plus furieux encore, pointe sa lame contre la poitrine de Flandrin. Mais la Chouette est là… Elle saisit un escabeau et lui lance à la tête. Polyte, chancelant, échappe son arme, prend sa tête à deux mains ! Zéphir veut venir à la rescousse…

La Chouette s’est placée devant son mari, elle le protège de son corps, et elle crie ;

— Arrière, bandits ! Seul, Monsieur le Comte de Frontenac a droit sur Flandrin Pinchot !…

Le nom du Frontenac a produit son effet. Les deux agents ont retrouvé une partie de leur sang-froid, et Zéphir parle, car Polyte ne peut que grimacer de douleur avec la balle qui lui a écorché l’épaule :

— Flandrin, dit Zéphir, est notre prisonnier, et il nous appartient jusqu’à ce que nous l’ayons remis entre les mains de Monsieur de Frontenac. Donc, ordre de Son Excellence ! Sinon, je cours au Château, et Monsieur le Comte me renvoie avec vingt gardes et, peut-être, le bourreau avec !

Alors, la Chouette se mit à rire.

Flandrin aussi partit de rire.

Louison lui-même ne dédaigna pas de sourire.

Car la Chouette avait cligné de l’œil à son mari. Et elle dit aux deux bravi :

— C’est bon, mes coquins, conduisez mon mari à Monsieur de Frontenac ! Allez, emmenez-le ! Va, Flandrin… va, puisque tu reviendras !

Flandrin, qui voulait en finir au plus tôt, dit à son tour à ses deux gardes du corps :

— Vite ! conduisez-moi à Monsieur le Comte !

On partit sans plus.

Le peuple, rassemblée devant la maison de Pinchot, avait fait silence, et il considérait les personnages de cette scène avec ébahissement. Lorsque le prisonnier et ses gardes eurent disparu à l’angle de la rue voisine, plusieurs citadins voulurent interroger la Chouette et savoir de quoi il s’agissait au juste.

— Vous saurez tout cela demain, mes amis, répondit la jeune femme. Oui, demain, vous connaîtrez toute l’histoire. Qu’il vous suffise de savoir pour l’instant que les deux brutes qui accompagnent Flandrin n’en ont plus pour bien longtemps à filer, je ne vous dis que ça !

Et pendant que Louison essayait de rafistoler le mieux possible la porte avariée, les gens de la basse-ville se dispersèrent en tenant les propos les plus invraisemblables sur cet événement.

Cependant, Flandrin et ses gardiens avaient atteint la haute-ville. Là encore la curiosité était à son comble. Des bandes d’enfants suivaient les trois hommes. Polyte, qui ne pouvait digérer le coup de pistolet de Louison et la balle qui lui avait écorché l’épaule gauche, attirait surtout l’attention par ses jurons retentissants, ses gesticulations furieuses et les serments qu’il faisait de tirer une effroyable vengeance…

Enfin, on arriva au Château. Là aussi, brouhaha, stupeur infinie parmi la valetaille.

Frontenac était dans son cabinet. Prévenu aussitôt, il descendit.

Alors, à la vue de Flandrin, penaud, honteux, muet et tremblant avec ses chaînes et ses fers, et en apercevant ses deux agents trempés d’eau. Frontenac ne put s’empêcher de sourire.

Mais de suite il reprit son masque sévère et digne et commanda aux deux bravi :

— Faites tomber ces chaînes et ces fers !

Quoique fort surpris, les deux hommes s’exécutèrent.

Flandrin avait frémi de joie indicible.

— Capitaine Flandrin, reprit le Comte une fois que Pinchot eut été libre, rends-toi aux cuisines, restaure-toi et viens ensuite en mon cabinet de travail. Et quant à vous, poursuivit-il en s’adressant aux deux agents, suivez-moi !

Et il reprit le chemin de son cabinet, tandis que Flandrin, jubilant en lui-même, se dirigeait vers les cuisines.

XI


Si nous montons au cabinet de travail du Comte de Frontenac quelques minutes après, nous y trouvons les deux agents debout et tout piteux, et le Comte qui va de long en large par la pièce avec un air qui ne signifie rien de beau ni de bon.

Après un long moment, le Comte s’arrête net, lance aux deux pauvres diables un regard farouche et demande d’une voix qui rugit :

— Eh quoi ! vous avez laissé faire ça ?

— Excellence… voulut bredouiller Zéphir.

— Mais comment, interrompit le Comte avec colère, comment se fait-il que vous ne sachiez encore que je suis le seul maître en ce pays… que je suis… le roi !

— Sire… balbutie en grimaçant Polyte que son épaule fait atrocement souffrir.

— Et l’on pense, poursuit le comte avec violence, que le sieur Perrot, ce roturier, ce manant, va m’en imposer davantage ? C’est à voir ! Il a assez fait des siennes ! Oh ! qui aurait pensé que ce fat personnage eût osé ! Quoi ! je lui envoie porter mes ordres par mon lieutenant des gardes, et lui, maroufle qu’il est, jette mon lieutenant des gardes en prison comme un vil malfaiteur ! Et ce gredin de Perrot s’imagine peut-être que je souffrirai une telle injure ! Ah ! non ! non !… Vous m’entendez, vous autres, je n’accepte pas cet affront ! Eh bien ! partez… retournez à Ville-Marie et ramenez-moi non seulement mon lieutenant des gardes, mais aussi le sieur Perrot… dussiez-vous l’amener par la force ! Allez ! et que mes ordres, cette fois, soient exécutés à la lettre !

Et le Comte fit un geste effrayant.

Courbés jusqu’à terre, les deux agents se retirèrent à reculons.

Voici la nouvelle que les deux agents avaient apportée à Frontenac, nouvelle qui avait porté sa colère au plus haut degré.

Comme on le sait, le Comte avait dépêché Bizard, son lieutenant des gardes, et quelques hommes pour tirer Flandrin Pinchot de sa prison où il avait été jeté par ordre de Perrot, gouver-