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L’ÉTRANGE MUSICIEN

— Pourquoi ? fait la jeune femme avec surprise,

— Je ne veux pas, maman.

— As-tu peur qu’un danger me menace ?

— Oui, maman,

— Mais Monsieur le Comte n’oserait pas…

— Je n’aime pas cet homme, maman, et je ne veux pas que vous alliez en son Château.

— C’est bien, mon Louison. Mais attendons à demain, et alors nous verrons…

Elle attire l’adolescent à elle… et longtemps elle caresse et sourit à l’enfant qui lui reste. Et malgré les douces ombres qui obscurcissent le soleil de sa vie — la mort de son petit et l’emprisonnement de son mari qu’elle ne reverra peut-être jamais plus — la Chouette veut vivre encore… elle vivra pour l’enfant qui lui reste !

IV


À l’heure même où la femme de Flandrin Pinchot revenait du cimetière, le lieutenant des gardes, Bizard, gagnait la rue du Palais et frappait à la porte d’une petite maison de pierre entourée d’un jardin et enclose d’une palissade. Le lieutenant était seul, il avait renvoyé ses gardes de suite après la cérémonie funèbre au cimetière.

Une vieille servante ouvrit la porte et, reconnaissant le visiteur, elle sourit et s’effaça.

Mais avant d’entrer, le lieutenant demanda :

— Voulez-vous me dire, Mélie, si « elle » est là ?

— Oui, monsieur. Mais vous devrez attendre quelques minutes… Mademoiselle est dans sa chambre.

— C’est bien, Mélie, j’attendrai.

Le lieutenant entra. Il se trouvait dans une jolie salle bien meublée et embaumée de roses et de violettes. Mais il n’examina rien de cet intérieur, il le connaissait. Il dit seulement à la servante

— Dites-lui, Mélie, que je suis pressé.

La servante fit de la tête un signe affirmatif et disparut par une porte latérale.

Au moment où le lieutenant des gardes pénétrait dans la maison, un homme dissimulé de l’autre côté de la rue derrière un bouquet d’arbres et tenant sous son bras gauche un violon, murmura ces étranges paroles :

— Bon ! bon ! je me doutais bien que ma tendre Sévérine ne manquait pas d’amants ; celui-ci doit être le numéro deux ou trois !

Sur ce, il quitta son poste d’observation, traversa la rue et alla s’asseoir sur une borne près de la palissade qui entourait le jardin et la petite maison.

Pendant ce temps, le lieutenant Bizard attendait assez patiemment celle qu’il désirait voir.

La servante avait laissé le lieutenant seul pour pénétrer dans une pièce voisine. C’était un boudoir fort coquet décoré de jolis tableaux et de fort belles tapisseries. Une jeune femme assise près d’un secrétaire écrivait. Quoique son teint fût un peu pâle, elle était d’une beauté remarquable avec ses magnifiques cheveux noirs et ses yeux d’un bleu si sombre qu’on les aurait dit noirs aussi. Et sa robe de velours était noire avec dentelle blanche au cou et aux poignets. Dans cette femme Louison Pinchot et sa mère adoptive n’auraient pas manqué de reconnaître la singulière visiteuse qu’ils avaient reçue la nuit d’avant.

Cette matinée-là, la jeune et jolie femme n’avait pas l’air méchante du tout. Elle sourit avec grâce à la servante qui entrait, et dit d’une voix douce :

— Je parie, chère Mélie, que c’est Monsieur le Lieutenant que tu viens m’annoncer…

Vous le devinez, mademoiselle.

— J’ai cru reconnaître sa voix malgré cette porte close. Et il a dit qu’il est pressé ?

— Oui.

— C’est bien, je ne le ferai pas attendre plus que nécessaire. Tenez, Mélie, voici une missive que je vous prie d’aller porter à Monsieur le Comte. Mais avant de vous rendre au Château, vous direz à Monsieur le Lieutenant que je ne le ferai pas attendre plus de cinq minutes.

La servante quitta le boudoir pour exécuter les ordres de sa maîtresse. Elle trouva le lieutenant des gardes assis sur un tête-à-tête.

— Mademoiselle viendra dans cinq minutes, annonça-t-elle.

— Bien, Mélie, j’attendrai.

La servante se retira. Peu après, ayant jeté une mante sur ses épaules, Mélie quittait la maison par une porte d’arrière, traversait un petit jardin potager qui touchait à une ruelle et de là elle gagnait la haute-ville.

Dans la maison le lieutenant Bizard attendit dix minutes au lieu de cinq, puis il vit apparaître la maîtresse de la maison. Mais ce n’était pas la jeune femme que nous avons vue tout à l’heure avec sa belle et soyeuse coiffure d’ébène et habillée de velours noir, non. Celle qui venait d’entrer dans la salle, quoiqu’elle eût même taille, mêmes traits, mêmes yeux, était blonde. D’or était ses cheveux et du plus pur incarnat se recouvrait son teint. Mais c’était le même sourire charmant sur les mêmes lèvres rouges que Mélie avait pu voir l’instant d’avant. Et la robe de velours noir avait disparu, et maintenant l’exquise jeune femme portait avec élégance une longue robe de soie bleue profusément garnie de dentelles roses. Le plus mignon des pieds était serré dans un petit soulier de satin blanc. Des bracelets d’or à ses bras demi nus, une petite chaîne d’or à son cou d’albâtre et des pierres précieuses éclatant de mille feux divers et savamment disposées sur sa haute et blonde coiffure complétaient sa toilette.

Le lieutenant Bizard ouvrit des yeux remplis d’une impossible admiration.

— Ah ! Lucie… Lucie… fit-il en se levant et en courant à la jeune femme les mains tendues… Ah ! dites-moi donc par quelle magie pouvez-vous vous faire si belle !

— C’est la Nature, Monsieur, qui m’a faite ce que je suis, sourit la jeune femme.

— Oui, c’est la Nature, cette bonne fée, je le sais. C’est pourquoi je la remercie d’avoir donné à la terre et à l’homme une créature aussi ravissante. Ah ! Lucie, que vous êtes belle… que vous êtes belle…

Le Lieutenant, poussé par la passion de l’a-