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L’ÉTRANGE MUSICIEN

l’homme qui vient de parler un regard éploré. Aussitôt un long et violent tressaillement la secoue des pieds à la tête, ses mains disjointes s’agitent fébrilement, ses yeux s’agrandissent, ses lèvres tremblent, du rouge se fait dans sa lividité, et elle se lève en sursaut et s’écarte un peu en s’inclinant et en murmurant dans la surprise qui l’étreint :

— Monsieur le Comte…

Oui, cet homme est le Comte de Frontenac.

Le Comte a déjà compris toute la douleur qui ronge le cœur de cette jeune femme, car son masque en demeure toujours l’expression. Il s’émeut.

— Femme, dit-il, pardonne-moi de venir troubler ta souffrance. Mais dis-moi de suite qui t’a tué ton enfant ?

— Qui me l’a tué ?… jette la jeune femme comme une clameur. Oh ! Excellence… voulez-vous le savoir ? Mais non… vous ne le croirez pas !

— Je veux savoir qui… Parle !

— Une femme… Oh ! ne penchez pas la tête avec ce doute. Oui, c’est une femme… une jeune femme inconnue et belle qui est venue cette nuit… une fée maligne… une sorcière… que sais-je !

— Une jeune femme, dis-tu ? Blonde ou brune ?

— Brune, Monsieur le Comte.

— Et belle, dis-tu encore ?

— Très belle… trop belle !

Frontenac garde le silence et réfléchit encore.

La Chouette le considère avec un mélange de curiosité, de défiance et d’appréhension.

Le gouverneur reprend :

— Chouette, s’il est vrai qu’une femme a tué ton enfant, fût-elle la plus belle des femmes de la terre, je l’enverrai au pilori. Sois tranquille, je vengerai ton enfant, je te vengerai.

Ah ! Excellence, gémit la malheureuse, à quoi bon venger mon enfant ! La vengeance me le rendra-t-elle ?

— N’importe ! J’ai dit. Mais assez de cela. Je veux te parler d’autre chose. Je veux savoir ce qu’est devenu ton mari Flandrin. Je veux savoir où il est, parce que j’ai besoin de lui.

— Excellence, Excellence… que me demandez-vous ? Aurai-je le courage de vous répéter ce que m’a dit de Flandrin cette même femme méchante ?

— Elle t’a parlé de Flandrin ?

— Elle m’a dit où il est.

— Où ?

— À Ville-Marie, Mais je n’ai pas cru cette femme, parce que mon cœur me disait que mon Flandrin est à Québec.

— Ah ! ton cœur te parle de lui… Mais qu’a dit cette femme au juste ? Que Flandrin est à Ville-Marie ?

— Oui.

— Qu’y fait-il ?

— Oh ! je n’oserai pas… je n’oserai jamais…

— Parle, je le veux et l’ordonne.

— Flandrin, m’a dit cette femme, vit à Ville-Marie avec une autre femme… une autre amante… une autre sorcière…

— Et tu crois tout cela, Chouette ?

— Ah ! Monsieur le Comte, je ne veux pas… non, je ne veux pas le croire.

Et la jeune femme presse fortement ses tempes de la paume de ses mains.

— Tu ne veux pas le croire, reprend le Comte, et tu fais bien. Écoute : moi je sais avec certitude où est Flandrin ton mari.

En même temps que ces paroles et pour la première fois depuis son entrée, le Comte esquisse un sourire… mais un sourire ambigu… même un sourire mauvais.

— Oui, affirme-t-il à la Chouette qui ne paraît pas le croire, je sais où il est.

— Oh ! mais alors, Excellence, vous allez me le dire…

Et sur les traits fatigués de la Chouette l’espoir et la joie ont pris un peu la place de la douleur.

Le Comte poursuit :

— Je sais. Écoute encore : ton mari te demeure fidèle. Il n’est pas l’amant d’une autre femme, ni dans les bras d’une amante… non, Flandrin, à cette heure où je te parle, est dans les bras de la mort peut-être !

— Oh ! monsieur, monsieur… crie la Chouette, assez de ce deuil… c’est assez, je n’en veux pas un autre ! Ah ! je vous en prie…

— Calme-toi, Chouette, et écoute encore. Ton mari est prisonnier du sieur Perrot, gouverneur de Ville-Marie. Flandrin gît en ce moment dans un cachot sans air ni lumière… Voilà où se trouve Flandrin !

— Excellence, Excellence, se lamente la Chouette en joignant les mains, si vous savez que mon Flandrin gît dans un cachot, délivrez-le… délivrez-le !

— Tu veux que je le délivre ?

— Je vous en supplie, je vous en supplie !

— C’est bon, je le délivrerai, et dans quelques jours Flandrin sera à Québec. Mais écoute encore. Si je délivre Flandrin, si je l’arrache à sa prison, si je le fais amener à Québec… m’entends-tu, Chouette ? ce sera pour le faire pendre au gibet de la rue Sault-au-Matelot !

À cette menace la Chouette bondit comme une tigresse blessée, et furieuse, terrible, elle crie :

— Ah ! vous ferez pendre Flandrin, vous ? Vous le ferez mener au gibet au lieu de me le rendre ? Et bien ! non, vous ne ferez pas cela. Non… je ne le voudrai pas… je ne le veux pas !

— Je le ferai pendre, Chouette !

— Non… Je vous en défie !

Et la Chouette brandit son petit poing,

— Pourquoi et comment ne le voudras-tu pas ? Qui donc pourra m’empêcher ? sourit le Comte avec un mystérieux dédain.

— Moi, sa femme ! Donc, je vous défends de le faire pendre. Laissez-le plutôt en sa prison !

— Ne sais-tu pas que ton mari m’a trahi ?

— Non, je ne sais pas. Mais vous l’avez chassé de votre maison, et alors il a peut-être voulu se venger.

— Ah ! oui, il s’est vengé, en effet, ricane sourdement le Comte. Mais j’ai bien le droit de me venger à mon tour… et je ferai pendre Flandrin Pinchot !

— Eh bien ! soit donc, réplique la Chouette avec un calme étrange, faites pendre Flandrin… faites pendre sa femme aussi… faites pendre