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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

ans était tout au plus un jeune vieillard. Il possédait en outre la souplesse et la vigueur de ses anciens quarante ans. Sa voix conservait tout le timbre clair et sonore de la jeunesse.

Lorsque ce personnage passait par les rues de Québec, il était salué tout aussi bas que l’était le gouverneur du pays, M. de Frontenac. C’est qu’il avait un air distingué et affable qui invitait le respect. Sans avoir la mise d’un grand gentilhomme, il était vêtu avec beaucoup de soin et portait des étoffes de la meilleure valeur. Sous un grand manteau de velours noir il portait une longue houppelande brune ; une culotte de soie noire, des bas violets et des souliers noirs à boucles d’argent terminaient son vêtement. Un chapeau de feutre de forme ronde sans ornement coiffait sa tête. Hors de son logis, il tenait toujours dans sa main une longue canne à pomme d’or sur laquelle il s’appuyait de temps en temps pour marcher.

La finesse de ses traits, le sourire doux et un peu mélancolique de ses lèvres, la suavité de sa voix lui donnaient un peu l’air monastique. Chose certaine, on pouvait le prendre ou pour un bourgeois à l’aise ou un personnage de la petite noblesse.

Bourgeois à l’aise ?… Oui… c’était un ancien boulanger qui avait pour nom Jean Colonnier, mais qu’on n’appelait plus depuis de longues années que Maître Jean tout court.

Il poursuivit l’entretien commencé avec l’écolier.

— Et dis-moi, mon ami, interrogea-t-il, quelle est ta leçon d’Histoire pour ce matin ?

— Le passage du Rubicon par César ! répondit sur un ton sûr et fier le collégien.

— Ah ! ah ! fit distraitement le vieillard en frappant légèrement le pavé de la rue de sa canne à pomme d’or. Et ce Rubicon, fit-il, aussitôt, ton César l’a-t-il passé ?

— Oh ! oui, Maître Jean, et avec un seul nautonier ! s’écria vivement l’écolier.

— Avec un seul nautonier !… fit admirativement le vieillard. Vertubleu ! ce César était donc un grand homme ?

— Ah ! oui, Maître Jean, un grand grand homme… Mais, ajouta-t-il aussitôt avec un bel accent de fierté, pas aussi grand que notre grand Roi !

Le vieillard esquissa un large sourire.

— Bon ! bon ! dit-il en tapotant la joue blême de l’adolescent, voilà bien une belle et bonne parole à l’adresse de ton souverain, mon Louison, et cela me prouve que tu as de la fierté de sang et de race. Eh bien ! va, je ne veux pas te retenir plus longtemps et encore moins encourir les reproches de tes maîtres ; car cette fois tu seras bien, et par ma faute, six minutes en retard. Va, Louison, et continue de bien apprendre l’histoire des grands hommes, puisque dans la vie de ces grands hommes il est pour le jeune homme plus d’une grande et bonne leçon à apprendre.

L’écolier salua le vieillard en enlevant son petit chapeau et d’un pas léger et hâtif poursuivit son chemin vers le Collège des Jésuites.

Durant une minute le vieillard le regarda aller d’un œil paterne et rêveur, puis il reprit tranquillement sa marche. Il se trouvait aux abords de la porte de la Basse-Ville où du peuple, rassemblé par groupes, s’entretenait avec animation et en gesticulant. Depuis le matin une lugubre histoire courait toute la ville. On disait que, le soir précédent, un malandrin avait violenté une jeune fille, une enfant de pas plus de dix ans, et qu’il avait tenté ensuite de rançonner les parents. Mais le guet, prévenu à temps, avais mis la main au collet de l’individu. Traîné devant le gouverneur, l’intendant et le procureur-royal le malandrin avait été séance tenante condamné à mourir la hart au col à la potence qu’on voyait dressée au pied de la rue Sault-au-Matelot.

Maître Jean entendit bien parler du malandrin et de sa condamnation à mort, mais il n’y prit nullement garde. Il pensait à d’autres choses probablement. Il entendit cependant des hommes et des femmes le saluer respectueusement :

— Bien le bonjour, Maître Jean !

— Merci, mes amis, répondait le vieillard avec son bon sourire. Que Dieu vous garde ainsi que notre roi et notre gouverneur !

Et il continua son chemin dans la rue du Palais.

Parmi les groupes de peuple on s’était tu à l’approche du vieillard ; mais dès qu’il se fut éloigné, les conversations et commentaires sur l’événement du jour recommencèrent de plus belle. C’était, en effet, un événement dans la ville que cette affaire de malandrin accusé de tentative de viol. Les affaires de ce genre étaient très rares : on n’en avait connu que deux encore. Et il était très rare aussi qu’il fût donné au peuple d’assister à une exécution justicière. On s’en donnait donc du meilleur gré, et c’était un vrai plaisir de parler de l’affaire… et d’une affaire dont on ignorait tous les détails. Qu’importe ! on savait une chose certaine : ce jour-là, quand viendrait la brune, un malandrin quelconque, un inconnu, un violateur allait être exécuté aux « Fourches patibulaires » … cela suffisait. Seulement, on avait hâte au soir. Le spectacle était si rare qu’on ne le manquerait pas, et à mesure que grandissait le jour l’impatience croissait.

Mais suivons Maître Jean.

Après avoir descendu la rue du Palais, il s’était engagé dans une rue sombre, étroite et tortueuse en laquelle prenaient leurs ébats des enfants en bas âge… on pouvait même voir des marmots qui, incapables de se tenir sur leurs petites jambes, se traînaient sur les mains et les genoux. Tout ce petit monde, naturellement, à la vue du promeneur solitaire, prenait la poudre d’escampette. Les femmes dans la rue ou sur le pas des portes, saluaient poliment le passant.

— Bien le bonjour, Maître Jean !

— À vous pareillement, bonnes amies !

Et le vieillard, toujours souriant, poursuivait sa route. Or ces femmes étaient en train, elles aussi, de commenter la « grosse affaire ». Et Maître Jean, tout en marchant, put saisir des lambeaux de conversation. L’une des femmes qui l’avait salué disait à une voisine, plus haut qu’il n’était peut-être nécessaire :