Page:Féron - L'échafaud sanglant, 1929.djvu/18

Cette page a été validée par deux contributeurs.
16
L’ÉCHAFAUD SANGLANT

aux condamnés à mort. Le vieillard traversa le passage, mais il fut quelque peu surpris en apercevant à sa gauche un escalier étroit qui s’élevait vers le rez-de-chaussée un escalier très obscur aussi et qui paraissait aboutir sous une trappe. N’importe ! Maître Jean frappa la porte de fer de la pomme de sa canne.

— Holà, fit de l’autre côté une voix qui sembla à Maître Jean venir des profondeurs de la terre. La voix, pourtant, lui était bien connue : c’était celle de Flandrin Pinchot.

— Ouvre ta porte, mon bon Flandrin ! cria l’ancien boulanger en frappant encore la porte de sa canne. Viens ouvrir, répéta-t-il, c’est ton ami… Maître Jean !

De l’autre côté de la porte de fer on put entendre une exclamation de surprise, sinon de stupeur.

Peu après, une clef grinça, des verrous gémirent, des barres de fer crissèrent, et une main qui paraissait craintive entre-bâilla doucement la lourde porte. Dans l’entre-bâillement Maître Jean reconnut la figure longue et maigre de Pinchot… mais une figure avec des yeux en points d’exclamation… une figure sur laquelle la stupéfaction s’était nettement sculptée.

— Sang-de-Bœuf ! s’écria Pinchot, — que faites-vous ici, Maître Jean ?

— Je désire te parler, mon bon Flandrin.

— Va bien. Mais si l’on nous surprenait en ces lieux, savez-vous que…

Il s’interrompit brusquement en voyant l’escalier du passage s’éclairer tout à coup. Maître Jean regarda aussi l’escalier, et non sans quelque émoi. Une trappe, là-haut, venait de s’ouvrir et deux hommes s’engageaient dans l’escalier. L’un de ces hommes disait :

— Par ici, marquis, suivez-moi !

— Quoi ! mon cher duc, voyez-vous déjà le malandrin ?

— Pas encore, mais je le flaire, cher marquis. Venez…

La voix de ces hommes était gouailleuse et ironique, et elle frappa curieusement les oreilles de Maître Jean. Il regardait encore pour essayer de voir qui venait et quels étaient ces deux gentilshommes, lorsque d’une main rapide et brusque Pinchot le saisit par un bras, l’attira à lui et ferma violemment la porte de fer. Et la clef dans la serrure, les verrous et les barres de fer parurent à Maître Jean travailler tous à la fois et en même temps, tellement Flandrin Pinchot manœuvrait vite. Et lorsque celui-ci vit que sa porte, ainsi fermée et verrouillée, pourrait résister aux plus durs chocs, il se tourna vers son visiteur et dit avec un sourire bon-enfant :

— Maître Jean, je vous prierai d’excuser ma rudesse. Si j’ai agi ainsi, c’est pour la raison qu’il serait dangereux autant pour vous que pour moi que vous fussiez vu ici.

— Alors, tu connais donc ces gens qui viennent ?

— Que trop, hélas !

— Qui sont-ils ?

— Je ne les ai pas vus, mais j’ai bien reconnu leurs voix. Oh ! ce sont des hommes à qui je ne confierais pas mon petit doigt. Tenez ! Maître Jean, je vais vous dire quelque chose, mais vous m’en garderez le secret. Je n’aime point à bavarder sur le compte d’autrui et encore moins sur celui de mes patrons. Mais si je vais jusque-là aujourd’hui, c’est pour que vous soyez en garde contre les deux individus en question. Ces deux individus sont des agents de Son Excellence, ce sont ses deux bras droits, pourrais-je dire, dans le trafic qu’entretient Son Excellences avec les Sauvages. Son Excellence fournit aux Sauvages des étoffes, des armes et… de l’eau-de-vie, et eux, les Sauvages, cèdent toutes leurs pelleteries à Son Excellence. Naturellement les Sauvages ne savent pas à qui vont leurs pelleteries, puisque ce sont ces deux hommes qui traitent directement et en leur nom avec eux, de sorte que Monsieur le Comte est blanc comme neige dans cette affaire et aux yeux de tout le monde. Seulement, moi, Maître Jean, j’ai surpris par hasard le secret et sans le vouloir. Ces deux agents de Monsieur le Comte sont deux vauriens, deux racailles, deux riboteurs de la pire espèce, et c’est connu. Et voici comment se font les affaires : Monsieur le Gouverneur leur confie une certaine quantité d’étoffes, d’armes et d’eau-de-vie, mais surtout de l’eau-de-vie, et nos escarpes s’en vont dans les campements d’Indiens. Vous comprenez que l’eau-de-vie à elle seule leur suffit pour rapailler toutes les pelleteries et quasi pour rien, et à leur retour le Gouverneur leur paye un bénéfice qu’ils dépensent ensuite à fêtailler. Assez souvent tous les deux partent mystérieusement et armés de pied en cap. Ils s’en vont par les bois et forêts. Ils reviennent au bout de deux ou trois mois et ont avec Son Excellence de longs entretiens. Sans doute qu’ils ont été fureter pour découvrir les plus beaux nids à pelleteries. Puis ils repartent sur un petit navire qui appartient à Monsieur le Gouverneur et dont le maître-batelier est à ses gages. Le navire est surtout chargé d’eau-de-vie de toutes sortes, puis il fait voile soit par en haut, soit par en bas. Quand plus tard il revient, parti qu’il était avec une cargaison d’eau-de-vie d’une valeur de pas moins de deux milles livres, il porte une cargaison de pelleteries valant pas moins de soixante mille livres.

— Oh ! oh ! fit Maître Jean, émerveillé et stupéfait, voilà donc pourquoi Monsieur de Frontenac soutient tant la traite de l’eau-de-vie et des pelleteries. Oh ! oh ! tu m’en diras tant, Flandrin.

— Il va de soi, reprit Flandrin Pinchot, qu’on ne saurait tenir rigueur à Monsieur le Comte pour son petit négoce ; car il est admis que son salaire est insuffisant à le faire vivre lui et sa maison, et il prend tout naturellement les moyens de vivre et de se faire un magot pour ses vieux jours. Et il y a encore ceci que je pense savoir, c’est que sa femme à la cour du roi mène grand jeu et qu’il lui faut un tas de monnaie pour se parer et s’attifer de manière à plaire aux galants. Je me suis laissé dire qu’elle est très belle, la comtesse, et qu’elle essaye d’avoir un peu de l’œil du roi. Naturellement, ça peut être des calomnies et des bavardages. Mais une chose certaine, ça doit lui prendre pas mal d’argent pour tenir son rang, comme on dit. Alors, il faut bien que son mari trouve de l’ar-