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JEAN DE BRÉBEUF

tites bandes qui devaient, ce 15 mars 1649, se réunir à ce ravin où nous les trouvons.

La première bande, conduite par l’Araignée en personne, était arrivée au ravin dès le crépuscule. Après avoir donné quelques instructions à ses hommes, le jeune chef s’était vivement dirigé vers la bourgade Saint-Louis. Avant de s’élancer à l’attaque, il voulait s’assurer si Madonna était retournée à son village ; car il comptait bien la reprendre, la ramener dans son pays, en faire sa femme, puis la châtier durement. Or, le hasard lui avait permis d’apercevoir Marie un instant. Cela lui avait suffi. Il avait sauté en bas de la palissade et sans bruit avait regagné la forêt.

— Madonna est dans son village, s’était-il dit avec une joie féroce, elle ne m’échappera pas cette fois !

Il avait aussitôt regagné le ravin.

À présent, tout en songeant à Marie, à sa vengeance toute proche, il attendait l’arrivée de ses autres bandes.

Après avoir dévoré les deux chevreuils, les indiens, harassés par les rudes marches, s’allongèrent sur le sol pressés les uns contre les autres et s’endormirent. Seul, le jeune et vigilant chef veillait. À le voir ainsi debout, sombre, impassible, dans la clarté tremblotante du feu, on aurait pu le prendre pour une de ces anciennes cariatides sculptées au fronton d’un temple païen.

Soudain son ouïe fine saisit un bruit de pas légers qui frôlaient la croûte de neige de la forêt. Il écouta attentivement durant une minute. Puis, sortant de son immobilité, il se baissa et rampa doucement au sommet du ravin. Là, immobile derrière un tronc d’arbre, il assujettit un couteau dans sa main droite et attendit. Il reconnaissait un pas humain qui semblait venir dans sa direction avec beaucoup de précautions. Puis, d’assez loin entre les arbres il perçut une ombre mouvante et diffuse sur la neige qui tapissait le sol de la forêt. Comme mû par une sorte de divination, il quitta son poste d’observation et bondit en avant vers l’ombre humaine, murmurant :

— Madonna… Madonna… est-ce toi ?…

Il était, lui toujours froid et impassible, agité par une joie folle.

La silhouette humaine s’arrêta devant le jeune indien : c’était bien la jeune huronne.

— Oui, c’est moi… dit-elle, haletante, suffoquée par la marche et la course.

La voyant chanceler, l’Araignée doucement entoura sa taille de son bras gauche.

— Pourquoi, demanda-t-il la voix tremblante d’émotion, la huronne vient-elle par la forêt à ma rencontre ?

— Parce que je t’ai vu ce soir sur la palissade de mon village.

— Ah ! ah !

— Et parce que j’ai deviné tes desseins.

— Ah ! ah !

— Et parce que je suis venue me donner à toi, si tu promets d’épargner ma tribu.

Le jeune chef iroquois avait froncé les sourcils. Il garda le silence pour réfléchir.

La démarche de la huronne ne l’étonnait pas, mais elle le remplissait de joie sûr qu’il était à présent de l’avoir à lui. Mais de venir se donner, elle, pour sauver ses frères, voilà qui demandait considération.

Comme nous l’avons vu déjà, Marie, après s’être reprise, se donnait de nouveau, et nous avons essayé d’expliquer sa conduite. Une chose certaine, c’est qu’elle était sincère dans son mouvement de générosité. Que l’Araignée donnât ordre à ses guerriers de reprendre le chemin de leur pays, et Marie les suivait, elle devenait la femme de l’Araignée et jurait de lui être fidèle toute sa vie. Ce soir-là elle avait vu le chef iroquois sur la palissade, elle l’avait si nettement vu qu’elle était bien certaine de n’avoir pas rêvé. Alors elle s’était dit que le jeune chef venait venger son outrage, qu’il venait détruire la tribu huronne, qu’il venait tuer le Père Noir. Elle ne réfléchit pas longtemps. L’action chez elle était spontanée. Elle jeta une mante sur ses épaules, après que le calme se fût rétabli dans la bourgade que le coup de feu de Gaspard avait jetée dans la plus vive alarme, et à l’insu de ses parents gagna la forêt. Où trouverait-elle l’Araignée ? Elle ne le savait pas. Mais, comme à l’ordinaire, elle avait demandé l’aide du Ciel, et se fiant aussi à son flair, elle marchait avec la certitude qu’elle atteindrait le camp des Iroquois.

Mais cette fois, Marie s’en allait vers l’iroquois avec le pressentiment qu’elle réussirait à sauver sa nation de la destruction. Elle devinait que l’Araignée l’aimait