Page:Féron - Jean de Brébeuf, 1928.djvu/58

Cette page a été validée par deux contributeurs.
56
JEAN DE BRÉBEUF

vers l’ennemi. Marie accourait aussi tout éperdue.

— Ah ! c’était lui… c’était lui ! cria-t-elle en s’élançant vers le missionnaire.

— Non, ma fille, tu as rêvé, sourit le missionnaire.

En quelques mots il expliqua à la population alarmée l’incident du coup de feu. On se mit à rire de toutes parts. On riait d’autant mieux qu’on pouvait remarquer la grande confusion de Gaspard Remulot qui, bien qu’on rit à ses dépens, se disait :

— Tout de même si l’ombre du Père avait été l’Araignée, celui-ci était joliment flambé ! Par ma foi ! je n’ai jamais tiré si juste !

— Je crois bien sourit Jean de Brébeuf, qui avait entendu le soliloque du chasseur ; tu as frappé si juste qu’il n’en reste plus rien !

Égayés par l’incident, les deux missionnaires et Gaspard rentrèrent dans leur domicile.

Le village avait de suite retrouvé sa tranquillité.


CHAPITRE XVI

AU BIVOUAC


Ce soir-là, vers les neuf heures, à huit milles environ au sud-est du village Saint-Ignace, tout au fond d’un ravin fortement boisé sur ses pentes, une troupe de guerriers iroquois était installée. Un petit feu de branches de sapin éclairait vaguement leurs silhouettes étranges et fantastiques. Silencieux, ces guerriers dévoraient gloutonnement deux chevreuils fraîchement tués, dont la chair saignante était à peine grillée à la flamme du feu. Ils étaient cinquante, tous vêtus de peau de cerf. Près de là on découvrait trois faisceaux de fusils. Car les Iroquois, depuis quelques années, étaient amplement munis d’armes à feu et de munitions par les trafiquants anglais, hollandais et espagnols. Les premiers colons anglais et hollandais de l’Atlantique surtout avaient fait de riches présents en armes de toutes sortes aux Iroquois pour s’attacher leur amitié d’abord, et plus tard pour inquiéter les Français. Plusieurs, cependant, n’étaient encore armés que de l’arc qu’ils portaient accroché à l’épaule droite, tandis qu’à l’épaule gauche pendait le carquois plein de flèches. À leurs ceintures on apercevait des pistolets, des haches, des couteaux, des tomahawks. Leurs visages étaient affreusement tatoués et peinturés, et leurs nez et leurs oreilles ornés de pendentifs variés. Leurs longs cheveux noirs, sales, graisseux, pendaient sous des toques de peau de loutre ou de castor, ou même de peau de chevreuil. Cette bande d’iroquois se trouvait donc sur le pied de guerre et elle avait un aspect farouche et monstrueux. Si aucune voix ne troublait le silence, par contre les mâchoires voracement remuées faisaient un bruit terrible.

Un peu à l’écart dans la pente du ravin, d’où il dominait ses guerriers, et le dos appuyé contre un tronc de peuplier, se détachait imprécisément la sombre et arrogante silhouette de l’Araignée. Bras croisés, selon sa coutume, il laissait ses yeux abaissés sur la flamme du feu qu’un guerrier ravivait de temps en temps. Le jeune chef iroquois méditait… il rêvait. Et si ces guerriers ne parlaient pas, c’était pour ne pas troubler cette rêverie. L’Araignée pensait à Madonna…

Il n’avait cessé de penser à la jeune fille depuis le soir où celle-ci l’avait abandonné sur le sommet de la montagne qui marquait la frontière du pays des Iroquois. Il avait de suite lancé ses guerriers sur la piste de la jeune huronne. Mais ils étaient revenus le lendemain soir après avoir vainement battu le pays environnant. La colère de l’Araignée s’était changée en une rage sourde et contenue. Les plus affreux projets de vengeance avaient de suite pris naissance dans son cerveau. Il avait imaginé sur-le-champ les plus terribles représailles contre la tribu des Hurons, contre Marie elle-même, mais surtout contre le Père Noir, Jean de Brébeuf, à qui il attribuait ses amours malheureuses. Il se promettait de reprendre la huronne et de lui faire expier chèrement son affront : car la fuite de la jeune fille était pour l’orgueilleux chef iroquois le plus sanglant des affronts. Lui, qui ne pardonnait pas la moindre contrariété qu’on lui suscitait, comment aurait-il pu pardonner et oublier cet outrage à sa dignité et à son amour ?

Tout l’automne et tout l’hiver il avait médité des plans et préparé sa campagne contre les Hurons. Puis, à la fin de février, il s’était mis en route avec cinq cents de ses meilleurs guerriers, divisés par pe-