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JEAN DE BRÉBEUF

mais de la vierge outragée ! Qu’est-ce que cela voulait dire ? Que s’était-il passé ?

Le missionnaire savait qu’il n’aboutirait à rien de plus en l’interrogeant. Elle avait dit tout ce qu’elle pouvait ou voulait dire. Insister, c’eût été la tourmenter inutilement.

Il ébaucha un geste de compassion et dit :

— C’est bien, Marie, retourne chez toi. Je parlerai à Jean.

La jeune fille saisit une main du missionnaire et la porta pieusement à ses lèvres. Puis elle s’en alla, le cœur apaisé, confiante que le Père Noir arrangerait les choses pour le mieux. Au fond elle s’imaginait que le missionnaire avait compris toute sa pensée.

Dehors, la nuit était profonde. Des nuages couvraient le ciel. Un vent de nord-ouest commençait à souffler. Il augmentait rapidement. Dans la bourgade les feuillages bénissaient. Dans la forêt les pins, les chênes, les cèdres, les peupliers secouaient leurs rameaux et leurs branches. Parfois de vives rafales passaient dans l’espace avec de longs sifflements. Les cimes des arbres s’entre-choquaient et les bois faisaient entendre de sourds mugissements. Bientôt sous la violence du vent qui augmentait de minute en minute l’espace s’emplit d’un grand bruit de vagues qui roulent et se heurtent. De temps à autre un long craquement dominait le bruit du vent : c’était quelque pin géant qui n’avait pu résister à la secousse de l’ouragan. Lorsqu’une rafale plus violente passait au-dessus de la forêt, elle s’engouffrait subitement dans la bourgade, comme le vol foudroyant d’un oiseau de proie, et secouait violemment les huttes et la palissade, et l’on aurait pu voir des jeunes peupliers pencher jusqu’à terre.

Jean de Brébeuf arpentait paisiblement sa petite salle, tête penchée, les mains au dos, très méditatif. Si méditatif, si absorbé dans sa pensée, qu’il n’entendait pas les sifflements du vent ni les mugissements de la forêt, ni les craquements, ni les chocs. Quand survenait une courte accalmie il n’entendait pas davantage les ronflements terribles d’un dormeur. En effet, dans une petite chambre voisine de la salle Gaspard Remulot dormait comme un homme qui n’a rien à se reprocher ; il dormait accablé sous le poids d’énormes fatigues accumulées au cours du voyage qui s’était terminé ce jour-là.

Chose étonnante, il se trouvait là un autre homme qui n’avait pas moins éprouvé et accumulé de fatigues, qui avait à peine absorbé la portion nécessaire au soutien de ses forces physiques et qui n’avait pas dormi un tiers de ce qu’il aurait pu ou dû dormir, et cet homme travaillait encore. Le repos lui était-il prohibé comme un fruit défendu ? Il travaillait sans cesse et de corps et d’esprit, et ce n’était pourtant qu’un homme de chair et d’os comme les autres hommes ! Oui, mais il trouvait la force de vaincre la fatigue, et pour la mieux vaincre il se remettait plus ardûment au travail.

Cette nuit-là, même après l’épuisant voyage qu’il venait de faire, il avait à résoudre un dur problème. Il ne pouvait le remettre au lendemain, d’ailleurs Jean de Brébeuf ne remettait jamais au lendemain.

La besogne qui lui incombait cette nuit-là ne devait pas être négligée un instant, car toutes les minutes étaient précieuses.

Il avait tiré de la barbarie deux êtres qui lui avaient paru privilégiés. Il s’était d’abord appliqué à créer le bonheur spirituel de ces deux êtres, et à ce travail il avait donné un effort qui avait été surhumain ; et ce bonheur il avait eu la satisfaction de l’avoir accompli pour toujours. Ensuite, de ces deux néophytes il voulut faire le bonheur matériel ; il y avait réussi, du moins il n’était plus qu’à un pas de l’achèvement et du succès final, et voilà que cette œuvre secondaire, mais très importante aussi, était tout à coup menacée de l’effondrement ! En somme, il n’y avait là rien d’irrémédiable par rapport à l’œuvre secondaire, ce n’était que l’effort matériel à reprendre. Mais si, après le temple matériel, allait s’écrouler le temple spirituel ?… Or, si le premier tombait, le second devait être protégé, soutenu de quelque façon, Pour plus de sûreté, cependant, il importait d’empêcher l’écroulement total du second qui était comme la pierre angulaire du premier.

Jean de Brébeuf savait que chez ces enfants de la forêt le premier échafaudage n’offrait rien de tout à fait solide. La Foi imprégnée dans ces catéchumènes et ces néophytes demeurait souvent chancelante, et sans cesse le soldat du Christ devait demeurer sur le qui-vive et le garde-à-toi