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JEAN DE BRÉBEUF

entendre un murmure de prière… il écouta. Non… ce n’était rien que le souffle rude d’une poitrine suffoquée… rien que le râle comprimé d’une douleur !

Des larmes vinrent à ses yeux. Doucement il posa sa main sur l’épaule de la jeune huronne.

Elle leva sa tête et ses yeux mouillés et douloureux vers le missionnaire.

— Marie, dit Jean de Brébeuf d’une voix peut-être plus tendre que celle d’une mère, tu pleures et tu ne me dis pas pourquoi ?

Elle se leva pour se laisser tomber aussitôt sur une natte et laisser libre cours à ses larmes. Elle bégaya :

— Père, je suis bien malheureuse !…

— Malheureuse, dis-tu, ma fille ?… Quand le bonheur s’offre à toi ? Quand, demain…

Elle l’interrompit avec un geste désespéré.

— Demain ?… Je voudrais être morte !…

— Morte ?… Pourquoi ?… demanda le missionnaire très étonné.

— Je ne sais pas, sanglota Marie affaissée sur elle-même.

— Oublies-tu que tu seras, demain, la femme de Jean ?

— J’y pense tout le temps, Père, et c’est justement cette pensée qui m’afflige et me torture.

— Oh ! Marie, s’écria le missionnaire stupéfait, que viens-tu m’apprendre ?

— Père, supplia Marie en élevant ses mains vers lui, je viens vous demander de me dégager de ma promesse à Jean.

— De ta promesse à Jean !…

Le missionnaire crut rêver.

— Je ne veux plus l’épouser !

— Tu ne veux plus l’épouser ?

— Je ne suis pas digne de lui !

— Tu n’es pas digne…

— Je ne l’aime pas autant que je pensais !

— Tu ne l’aimes pas…

— Je ne peux pas être sa femme !

— Tu…

Jean de Brébeuf chancelait. Son regard ardent se pencha, pour ainsi dire, sur la forme maintenant écrasée à ses pieds, et qui jetait dans la pièce silencieuse des sanglots à briser une poitrine plus forte que la sienne.

— Marie, proféra-t-il d’une voix sourde mais si paternelle… Marie, dis au Père Noir tout le fond de ta pensée ! Car il t’aime, le Père Noir, et il te consolera, si tu es malheureuse… il te soutiendra, si tu succombes… il te sauvera, si tu es en danger !

— Père… Père… s’écria la malheureuse, conduisez-moi dans votre pays !

— Dans mon pays ?… Là-bas, en France ?… Mais pourquoi ?

— Non… pas dans le pays du grand roi des Français… dans le pays de Québec !

— Québec !…

— Ne m’avez-vous pas dit qu’il est à Québec de saintes femmes vivant dans l’amour et l’adoration de Dieu ?

— Oui, c’est vrai.

— Conduisez-moi à elles !

— Tu renonces donc à ton mariage ?

— Oui.

— Parce que tu n’aimes pas Jean ?

— Je l’aime, mais… Oh ! Père, je ne sais pas comment vous dire…

— Crains-tu de n’être pas heureuse avec lui ?

— Non… ce n’est pas ce que je veux dire. Mais j’ai peur… je vois du sang… j’entends des malédictions… Je ne veux pas être sa femme… je ne veux pas !

— As-tu parlé à Jean ?

— Non ! Il n’est pas dans sa cabane… il n’est pas dans le village.

— Il n’est pas dans le village… Où est-il ?

— La nuit, quand il se sent malheureux, il court la forêt.

— Il faut attendre qu’il soit revenu et lui faire part de tes décisions.

— Non, non, je ne veux pas m’exposer à sa colère ! Vous lui direz, vous, ma décision !

— Es-tu donc si résolue, Marie ? Je te prie de réfléchir encore.

— C’est résolu, je ne serai jamais sa femme ! Je mourrai plutôt que d’être sa femme !

L’indienne s’était levée, et son visage exprimait une résolution inébranlable.

Jean de Brébeuf la regarda avec attention pour essayer de lire dans ses grands yeux candides le véritable motif de sa décision. Il n’y vit rien qu’une redoutable énergie, l’énergie de cette race si inconstante et si impétueuse, et qu’une grande pureté de sentiments. C’étaient toujours les mêmes regards de la vierge immaculée,